Cette rentrée marque le retour au théâtre très attendu de Vincent Macaigne, après six ans – malgré l’impression mitigée qu’avait laissé Je suis un pays. L’hypothèse alors formulée était que manquait à ce spectacle une grande œuvre avec laquelle l’écriture du metteur en scène dialoguerait, comme dans ses premières créations. Notre prière semble avoir été entendue : après Au moins j’aurais laissé un beau cadavre, d’après Hamlet, Macaigne revient à Shakespeare, en choisissant cette fois Richard III. Comme à son habitude, il modifie le titre de l’œuvre qui l’inspire pour souligner le geste d’adaptation-appropriation qui est le sien, et nomme son spectacle « Avant la terreur ». Il réunit ses fidèles compagnons de route, en agrège de nouveaux et se voit accueilli dans une structure qui lui permet de voir grand : la MC93. Tout semblait favorable à une nouvelle gifle macaignienne. La déception est hélas à la hauteur des attentes, qui étaient immenses.
Pas de musique tonitruante dans le hall du théâtre, ni d’invitation à former une farandole sous l’impulsion d’un Totski, un Claudius ou d’autres, comme dans les précédentes créations. L’accueil du public se fait malgré tout avant l’entrée en salle, avec la diffusion de voix d’acteurs et actrices qui assènent de grandes vérités, soutenues par de grands écrans qui les montrent en pleine démonstration, tableau à l’appui. Il est question de la culture du sucre, et à d’autres moments, de la civilisation occidentale. Les discours, un peu confus derrière leur apparat pseudo-scientifique, se poursuivent à l’intérieur. Une bâche blanche sert de rideau et empêche de découvrir la scène, mais on la devine par ses débordements sur les côtés, ses murs blancs tachés par des coulures noires ou des graffitis de fortune qui disent « FUK » (sic) ou « À L’AIDE ». Quand la bâche s’ouvre, derrière les jets de fumée, on retrouve un espace blanc muséal dévasté qui évoque En manque.
Les personnages arrivent d’un coup des deux côtés, et l’une prend la parole derrière un micro coloré. Il s’agit d’Elizabeth (Sofia Teillet), qui nous invite à fermer les yeux – comme Totski dans Idiot !… – pour imaginer l’Angleterre du XVIe siècle, ses plaines, sa pluie et ses coutumes barbares. Après cette convocation de notre imaginaire, elle introduit les différents membres de la famille « Gloucessster » (et de reprendre inlassablement et naïvement cette prononciation non canonique) : sa mère qui renonce à la couronne et livre sciemment ses enfants à la guerre intestine (réminiscence de Je suis un pays), sa belle-sœur, épouse de son frère aîné mort, elle-même, veuve et mère d’Andrew, ses frères, Clarence et Richard, « l’artiste de la famille » qui l’accompagne au piano, et un bâtard rebaptisé Georges, qui sera le seul soutien de ce dernier.
Cette entrée en matière révèle que Macaigne commence son « histoire » avant Richard III, il remonte un peu plus haut dans la généalogie shakespearienne, ce qui lui permet de trouver des explications au caractère monstrueux de Richard III. Pourtant, celui-ci n’a rien de monstrueux à première vue : il n’est pas déformé par une bosse et ne boîte pas. Il dira plus tard qu’il a un bras atrophié, et désigne une coudière pour en attester, mais celle-ci ne suffit pas à démontrer la difformité de l’avorton. Son comportement n’est pas non plus d’emblée monstrueux. C’est au nom de l’amour du monde et des hommes qu’il veut la couronne, car il ne supporte par les images d’accidents et de violence qu’il collectionne sur Instagram et qu’il partage avec Georges. Parce qu’il ne veut pas que le monde devienne ce qu’il est, Richard fait tuer Clarence. Par la suite, Richard sera constamment pris par un rire qui le fait osciller entre le démon terrifiant et le malade mental, mais cela ne suffira pas à lui rendre ne serait-ce qu’un peu de son caractère machiavélique. Ce qu’en fait Macaigne, c’est un enfant qui se plaint du désamour de sa mère et qui voudrait la convaincre de sa valeur en remportant la couronne – lecture platement psychanalytique de l’un des personnages les plus complexes du théâtre mondial.
Cette réduction s’explique par le fait que ne reste de la pièce de Shakespeare que trois ou quatre citations parfois déformées, qui parfois rencontrent d’autres de Faulkner ou Mallarmé – qui ne suffisent pas à justifier la précision « d’après Shakespeare et d’autres textes ». Cette distance prise avec le texte original ne se fait pas à la faveur d’une réécriture qui en imiterait le mouvement. Les quelques scènes qui restent sont grossièrement résumées, ne reste rien de la séduction fascinante de Lady Anne, dont le mari que Richard a assassiné est passé à la trappe ; de la mort burlesque des enfants héritiers, ramenés à l’unique Andrew ; des mises en scène de Richard qui se donne des allures d’homme pieux pour gagner le peuple ; de ses cauchemars sur le champ de bataille, rattrapé par tous les fantômes des personnes qu’il a tuées. Le public se trouve rapidement contraint de renoncer à l’œuvre de Shakespeare, et même à une lecture d’elle – aussi décalée, inattendue, subversive soit-elle, comme celles que Macaigne avaient proposées d’Hamlet et de L’Idiot, dont la puissance fascinante reposait précisément sur cette capacité à faire advenir la dramaturgie par un côté imprévisible.
Sans Shakespeare, ne reste donc que du Vincent Macaigne. Et le spectacle est bien du Vincent Macaigne dans le texte : esthétique trash arrosée de faux sang et de liquide noir, direction d’acteur exacerbée, grandes tirades lyriques et retombées grotesques, prises à partie du public à intervalles réguliers, investissement de tout l’espace et mobilisation des femmes et hommes qui œuvrent en coulisse… On retrouve en outre les motifs chers au metteur en scène : la crasse de notre société malade, la rancœur comme dernière preuve d’amour, l’espoir d’un monde meilleur qu’incarnent un jeune acteur et une enfant. Certes, l’investissement émotionnel de Pauline Lorillard, lorsqu’elle reproche à Richard de n’avoir pas su lui ouvrir son cœur, ou de Max Baissette de Malglaive, filmé en gros plan, qui pardonne aux générations qui le précèdent et leur demande de l’humilité pour réparer le monde, nous mobilisent. Mais cela s’explique peut-être moins par leur discours lui-même, qui sonne assez creux, que parce qu’ils sont les seuls à se passer de micro. Fut un temps, on savait crier, sur la scène de Macaigne, et les micros et mégaphones ne servaient qu’à mieux crier. Si ces grandes tirades ne prennent pas, c’est que l’écriture de Macaigne ne rencontre pas le texte qui lui sert de point de départ, comme elle avait pu rencontrer Hamlet ou L’Idiot. Richard III reste jusqu’au bout impénétrable – non par excès de complexité –, et Pascal Rénéric évoque tantôt Mychkine, par ses réactions de demeuré, tantôt Nastassia, quand il finit par dire qu’il a aimé ce monde qu’il a lui-même contribué à souiller. Ce discours qui créait un effet de relecture saisissant sur le personnage de Dostoïevski ne sied pas à celui de Shakespeare, ou au peu qu’il en reste.
Autour du spectacle, Macaigne tente de construire un discours sur le pressentiment de Shakespeare d’un monde qui s’effondre – reprenant exactement les mêmes termes qu’il utilisait pour parler de Dostoïevski. Le pressentiment paraît cependant complètement à côté de la plaque en 2023, en regard de l’actualité. Ce n’est pas avant la terreur, que l’on se situe, mais en plein dedans, et les ponts superficiels créés entre l’Angleterre du XVIe ramenée à peau de chagrin et notre époque, les « yolo » de Sharif Andoura, s’ils peuvent décrocher un sourire au premier coup, ne disent rien – ni de Shakespeare, ni de notre temps. La conclusion est amère : Macaigne serait-il l’homme d’un seul spectacle ? d’une seule œuvre ? de deux tout au plus ? – ce que suggèrent les vestiges de ces précédentes créations, révélés en fond de scène à la toute fin (des tableaux de Caravage ou des silhouettes grandeur nature de personnalités politiques, soit tout ce qui n’a pu être recyclé dans ce spectacle-ci). L’écriture propre ne lui a pas réussi ; un nouveau dialogue avec Shakespeare ne convainc pas davantage. Reste son rêve de longue date d’adapter La Montagne magique de Thomas Mann, qu’il a partiellement réalisé dans Voilà ce que jamais je ne te dirai. Mais le metteur en scène l’envisage comme un roman d’après-guerre sur l’avant-guerre, alors qu’il n’est plus question d’avant-guerre, dans notre présent. Reste peut-être à lui souhaiter de s’en tenir au cinéma, où il nous ravit dans chacun de ces rôles… mais ce serait, d’une certaine façon, enterrer une partie de notre jeunesse et clore un chapitre important de l’histoire du théâtre contemporain.
F.
Pour en savoir plus sur « Avant la terreur », rendez-vous sur le site de la MC93.