Après Dostoïevski, après Peter Weiss et son envers Edelweiss, Sylvain Creuzevault inaugure un nouveau cycle théâtral sur Pasolini. En plus d’études proposées avec les élèves du CNSAD autour de quatre œuvres de l’artiste italien et une Fabrique Pasolini qui compile plusieurs types de textes et leurs commentaires, il s’est engagé dans l’adaptation d’un roman inachevé et publié et de manière posthume : Pétrole. Avec ses précédents spectacles, le metteur en scène s’est rendu maître dans l’art de rendre sensibles et intelligibles des matériaux d’une densité et d’une complexité incroyables. Ce nouveau spectacle le démontre une nouvelle fois, à ceci près que Creuzevault ne parvient pas à reconduire sur scène la quête formelle engagée par Pasolini dans son chantier romanesque.
Le rideau de fer sur lequel sont indiquées les dates de Pasolini s’ouvre au début du spectacle sur un plateau quasiment vide. Un homme est allongé au sol entre deux ailes d’avion. Au-dessus de lui se trouve un écran, qui projette tantôt une vue des cintres, qui livre un autre point de vue sur cet ange des temps modernes aux ailes d’acier, tantôt une vue prise depuis le corps sur la valise qui se trouve à ses pieds. Des voix off informent qu’un avion ne décolle pas, incident provoqué par cet homme allongé sur la piste, retrouvé mort. Dans son bagage, des bombes pour la pensée : Dostoïevski, « tout » (précision qui assimile aussitôt le mort à Creuzevault lui-même), Dante, Sade, Chklovski, Sollers, Schreber… L’homme qui mène l’enquête conclut que le jeune homme est de gauche.
Ce cadavre convoque le souvenir de l’assassinat de Pasolini, sur une plage d’Ostie. Mais ce souvenir est aussitôt emporté par la scène suivante – pas le temps ici de mobiliser des références extérieures et de tisser des rêveries : arrive aussitôt Pasolini, campé derrière sa machine à écrire et ses lunettes, avant qu’un titre projeté annonce, à la manière de Théorème, l’introduction de « l’élément métaphysique ». Un ange et un démon, Polis et Thétis, tout droit sortis d’Angelus novus, se disputent de manière burlesque ce corps moins mort qu’à naître. Ils s’efforcent de distinguer le corps de son poids, de se partager ces deux entités, et la scission opère : Carlo Valletti se relève et se dédouble, et les deux parties de son être s’embrassent avant de se séparer pour toujours.
Carlo I est un ingénieur qui va rejoindre l’Entreprise nationale d’hydrocarbure, l’ENI, désireux de mettre sa science au service de l’exploitation du pétrole, avec une candeur qui va être mise à l’épreuve des intérêts géopolitiques et économiques que brassent le secteur. Carlo II ne sera quant à lui plus que désir sexuel inassouvi, pénis incontrôlable qu’il masturbe en permanence avec lequel il pénètre sa mère, sa grand-mère et toutes les femmes qu’il croise quel que soit leur âge, avant, comme Tirésias, de devenir femme et de payer des hommes pour être pénétré à son tour, dans des errances nocturnes sans fin – errances racontées avec un mélange paradoxal d’intensité et de détachement par Gabriel Dahmani.
Ces deux trajectoires se développent par fragments dans le manuscrit inachevé de Pasolini, qui écrit moins son œuvre qu’il ne la projette dans des notes dans lesquelles il l’esquisse, la commente et compile quantité de matériaux susceptibles de la nourrir – mythes, contes, fables, digressions, documents, etc. C’est ainsi de l’adaptation d’une œuvre qui n’est pas écrite dont il est question dans ce spectacle, ce qui implique de l’écrire en partie, tout en ayant soin d’intégrer son processus d’élaboration en cours et son ouverture totale à ce stade de la création. Krystian Lupa manifeste une semblable appétence pour les romans inachevés, qui permettent d’explorer ses possibles, de les déployer grâce à ce qu’il nomme des scènes « apocryphes ». Dans Pétrole, il y en aura aussi, des scènes apocryphes, entre deux notes de Pasolini apprises par cœur – Creuzevault souligne le caractère inédit de l’exercice du par cœur par rapport à ses précédents spectacles dans l’entretien-fleuve du gigantesque journal de salle distribué au public –, des scènes jouées qui donneront consistance aux commentaires de Pasolini, qu’on nous invite à assimiler à toute personne qui porte des lunettes noires (la plupart du temps les actrices, à tour de rôle mais parfois les trois en même temps).
Il n’est cependant pas question dans cette entreprise de combler les vides de l’œuvre restée à l’état de chantier pour l’écrire, la réaliser à partir de cette trame si dense dans tout ce qu’elle essaie d’embrasser, du point de vue romanesque, théorique, historique et politique. Cette densité nécessite au contraire d’être à son tour commentée et enrichie de connaissances pour pouvoir être jouée. On voit ici la capacité remarquable de Creuzevault à s’approprier une œuvre, et, au-delà d’elle, les contextes qu’elle charrie, afin d’en faire une matière théâtrale. En l’occurrence, après l’histoire du fascisme en Europe, le metteur en scène se fait historiographe de la conquête du pétrole au Moyen-Orient – expliquée de manière très didactique, avec carte à l’appui, pour expliquer l’intérêt stratégique de s’implanter au Koweit –, de la « stratégie de la tension » dans l’Italie des années 60-70, ou la manière dont les représentants de la démocratie chrétienne italienne ont mis dos à dos les extrêmes pour consolider leur pouvoir – avec une mainmise sur la presse qui renforce le parallèle avec notre époque –, et encore de l’Italie d’après 45, du fascisme qu’il faut reléguer dans le passé mais qui refait surface, de la division entre le nord industriel et le sud prolétaire et de la société de consommation à venir qui atténuera cette scission.
L’immersion dans ces enjeux à multiples strates, qui prend parfois la forme d’une submersion enivrante, a lieu tout de suite après la dissociation des deux Carlo, à l’occasion d’un dîner mondain qui réunit Moravia, le président de l’ENI ou encore un député chrétien, tous présentés à Carlo par un de ses amis qui lui explique très précisément comment l’argent issu de l’exploitation du pétrole est blanchi par quantité de sociétés fantômes. Carlo, au départ très enthousiaste, se rebiffe : il ne veut pas participer à ce système et veut conserver son intégrité. La petite société est cyniquement confiante, il finira bien par entrer dans le rang et participer à cette entreprise de corruption à grande échelle. Et de fait, on le verra négocier avec une main de fer avec la famille Al-Assad en Syrie, laisser les puissants manœuvrer à l’occasion de quantité de dîners, et, sans arriver au stade de l’éjaculation de pétrole comme ses pairs, se laisser tenter par le diable auquel Sharif Andoura donne visage en étirant ses traits.
Là où le bât blesse, dans la vaste épopée que reconstitue Creuzevault, est que le chantier ouvert par Pasolini est aussi l’occasion de mener une réflexion sur la forme romanesque. Dans ses notes, il exprime le désir de s’émanciper de la psychologie grâce à l’idéologie, et se dit à la recherche d’un renouveau profond pour dire ce monde où tout est lié par des intérêts souterrains qu’il s’agit de rendre déchiffrables. Cette quête aurait pu être une invitation à une grande traversée des formes théâtrales dont Creuzevault a réjoui dans certains de ses spectacles. Mais pour répondre à l’exigence posée par Pasolini, le metteur en scène fait le choix de la vidéo – et il s’enferme dans ce choix.
La première partie du spectacle, qui se déroule essentiellement dans un conteneur descendu des cintres, peut apparaître comme un hommage à Frank Castorf. Si l’on a soin de nous montrer que tout est joué en temps réel derrière ces murs opaques, le plateau reste entièrement vide jusqu’à l’entracte. Dans la deuxième partie, l’espace scénique est davantage occupé autour d’un arbre beckettien, mais la caméra omniprésente déporte notre regard, le détourne du plan d’ensemble au gros plan qu’offre l’écran, car le premier est la plupart du temps statique et entravé par la présence des cadreurs vidéo. La caméra adoptant la plupart du temps le point de vue de Carlo I, Sébastien Lefebvre, qui interprète ce rôle principal, en vient paradoxalement à disparaître, de dos au plateau et absenté à l’image.
Hommage à Castorf donc, dans le rapport de frustration entretenu avec la scène, mais l’esthétique adoptée renvoie plutôt à celle développée par Julien Gosselin. L’image vidéo se distingue par la netteté et la propreté des cadrages, qui s’attachent essentiellement aux visages des acteurs et actrices, qui parviennent, malgré les contraintes qui leur sont imposées, à captiver par leur présence – Boutaïna El Fekkak au premier chef, dans tous les rôles qu’elle endosse. On les ausculte donc à l’écran, dans l’expression que leur impose la caméra – au sens où l’on exprime un citron –, dans le débit de parole effréné et virtuose qu’ils soutiennent, dans le passage d’un niveau à l’autre de la fiction entamée par le commentaire de l’auteur qui refuse de lui céder la place, dans l’ample arsenal historique qu’ils reconstituent et déploient – en un mot, dans leur capacité à jouer tout ce que brasse cette œuvre et ce qu’elle requiert de connaissances. Et à jouer vraiment. Car il ne suffit pas de comprendre toutes ces strates, encore faut-il parvenir à embarquer toute l’équipe dans une compréhension si intime qu’elle arrive à en jouer.
Les trois heures de vidéo (sur 3h10 de spectacle sans l’entracte) n’empêchent pas quelques visions – notamment celle de la fin, du saint Carlo I qui se vautre dans une grande mare de pétrole – et la traversée de quantité de registres. Selon Creuzevault, la vidéo permet d’aller plus vite encore et de reproduire le rapport autoritaire de l’auteur à ses notes sur scène. Mais, outre le fait que son usage est si répandu, depuis des décennies maintenant qu’il n’a plus la puissance dramaturgique qu’il avait quand le Castorf l’imposait de manière inédite, l’effet produit ici est plutôt une uniformisation de la perception de la scène, qui creuse l’écart avec la réflexion de Pasolini sur la forme à laquelle il aspire. L’irruption de Dolto, Lacan et Freud qui commentent la scission des deux Carlo parvient à détoner dans le flux du spectacle, mais moins pour des raisons esthétiques que par le commentaire inattendu de l’œuvre délégué à ces personnalités.
Utilisée sans relâche, la vidéo tend à lisser l’œuvre foisonnante, à atténuer ses contradictions, ses expérimentations, ses différents régimes potentiels. Elle rétablit de la linéarité et livre finalement un récit que Pasolini s’efforce constamment de miner. Lorsque dans une des dernières notes du spectacle l’artiste italien se plaint qu’on ne puisse développer d’empathie avec le non-personnage de Carlo au moment de sa chute, le spectacle dément frontalement ce constat. Est-ce parce qu’il est incarné sur scène, par deux acteurs de taille ? est-ce parce qu’au bout de 3h30 du spectacle, l’empathie est inévitable ? Difficile à dire, mais le problème esthétique soulevé par Pasolini reste théorique.
Le sentiment de regret avec lequel on repart est provoqué par Creuzevault lui-même : on connaît l’ampleur de son geste artistique, qui paraît ici considérablement réduit par le choix de la vidéo. Mais c’est peut-être en demander trop, de voir le théâtre s’embarquer dans une quête formelle aussi folle que celle de Pasolini dans le champ du roman, et finalement déjà beaucoup, d’avoir été immergé dans ce chantier romanesque tentaculaire, d’avoir l’impression d’en saisir les enjeux profonds par-delà la submersion, et d’avoir perçu l’ampleur du travail à l’origine de la très grande puissance du jeu des acteurs et actrices.
F.
Pour en savoir plus sur Pétrole, rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.





