Invité dans le cadre de la Feria Internacional del Libro à Cuba, l’auteur franco-uruguayen Sergio Blanco a pu présenter son œuvre sous plusieurs formes : au cours d’une conférence sur la publication de ses œuvres théâtrales à la Fortaleza de San Carlos de la Cabaña, au travers des représentations de Kassandra au Café-Théâtre Bertolt Brecht, ou avec Ostia. Dans cette dernière pièce, proposée au public au centre culturel Raquel Revuelta, dont il signe le texte et la mise en scène, il se met lui-même en scène avec sa sœur Roxana Blanco, et l’invite à interpréter leur propre rôle. Jouant ainsi avec les pouvoirs de l’écriture, il interroge la mémoire.
En fond de scène, est tendu un écran qui donne à voir une mer, à l’endroit précis où les vagues éclatent. Quoique ce soit la nuit, le ciel étoilé qui la surplombe est un peu clair et un peu faux – et déjà se pose la question de la nuance entre ce qui est vrai, ce qui fait vrai et ce qui n’est que mensonge. À cette image est superposé le titre de la pièce Ostia, et par la suite seront indiqués les titres de ses vingt parties. Sur le plateau, au-devant, deux tables sont symétriquement disposées, simplement occupées par une lampe, de l’eau, et le texte du spectacle. Entre les deux, un tas de journaux suggère un cadavre. C’est dans ce cadre que le frère auteur et la sœur comédienne lisent le texte de Sergio Blanco.
Cette scénographie précise, loin de figurer quoi que ce soit, met en œuvre le texte. Celui-ci joue en effet constamment sur des effets de métatextualité, en se commentant lui-même, l’action de lire des deux individus ou les conditions précises dans lesquelles ils sont placés. De même, à chaque instant l’auteur montre la pièce en train de se construire, il désigne les parties qui la composent, et souligne parfois le décalage qu’il y a entre son mouvement et sa véritable structure. Et c’est finalement ce commentaire-même de l’œuvre qui fait œuvre.
Ce retour du texte sur lui-même est structuré autour de deux nœuds. D’une part, la ville qui donne son titre à la pièce, Ostia, construite en espace de fiction à partir des informations livrées sur le site de l’office du tourisme. Située à quelques kilomètres de Rome, elle a d’abord rayonné pendant l’Antiquité, avant de tomber dans l’oubli avec le déclin de l’Empire. Devenue site archéologique, elle s’est à nouveau distinguée en 1975 comme le théâtre de l’assassinat mystérieux de Pasolini. De là, l’autre motif qui parcourt le texte, celui du cadavre recouvert de papiers journaux, que ce soit celui du réalisateur, d’un mort sur la plage ou d’un chat dans les ruines de la ville. Proposant une nouvelle géographie à sa mémoire, l’auteur déploie dans ce lieu ses souvenirs, de l’enfance à l’âge adulte, des plus anciens aux plus récents – quand le frère a parlé pour la première fois de ce texte à sa sœur, à Rome.
Les réminiscences se font à deux voix, qui révèlent parfois les décalages de perception, les transformations de la mémoire. La relation des deux êtres s’apparente à la version du mythe de Narcisse évoquée dans le texte, selon laquelle le jeune homme ne contemple pas son reflet mais celui de sa sœur jumelle. Sergio Blanco lui avoue que quand il s’est mis à écrire sur son passé, il s’est rendu compte qu’elle était partout, et qu’il ne pouvait donc se passer de sa présence. Roxana joue ainsi le rôle du double qui parfois finit les phrases commencées par l’autre, et qui d’autres fois oblige à justifier sa démarche – quand elle ne formule pas des menaces qui condensent les craintes de l’enfance. On retrouve là la complicité parfois cruelle des frères et sœurs, qui jouent à reconstituer le passé, remuent ensemble les tabous, les traumatismes, ou mènent l’enquête sur des scènes qui leur paraissent encore indéchiffrables, même avec le recul et l’expérience des adultes.
C’est cette relation forte qui empêche que la lecture prévue par l’auteur ne soit qu’une lecture. Il y a en effet du jeu dans la lecture-même, dans le rythme de l’enchaînement des répliques, leurs pauses concertées, leurs regards, leurs gestes même à peine esquissés. L’image offerte à la scène est relativement statique, mais elle s’enrichit de ce qu’en dit le texte, de la façon dont elle est désignée. Les voix sont parfois si rapidement entremêlées, sans se chevaucher pour autant, que le spectateur a l’impression de n’en entendre qu’une à deux tons, comme si elles étaient issues d’une même pensée, d’un même esprit – celui de Blanco, qui recrée leur relation, au point de réinventer sa sœur en projection fantasmatique.
Car ce qui est en jeu avec ce texte, c’est la question de l’autofiction, de la mise en fiction du moi. Sergio Blanco y consacre un essai – au sens propre – dans le dernier numéro de la revue Conjunto, dans lequel est publié le texte du spectacle. Dans cet écrit qui revient sur sa pratique du commentaire de sa propre vie dans ses œuvres, il développe l’idée, en s’appuyant sur quelques grands noms de l’histoire de la littérature, qu’écrire sur soi c’est tenter d’écrire sur les autres, c’est se proposer un moyen d’enquêter sur le monde. Car l’écriture, même de soi, ne peut qu’être infidèle à la réalité, même celle que l’on a vécue – ou surtout celle-là –, parce que ou en plus du fait que le travail de la mémoire lui-même est une mise en fiction de la vie. L’auteur célèbre donc les pouvoirs de réinvention qu’offre l’écriture, qui peut rendre le passé aussi libre et ouvert que le futur, l’à-venir.
Cette pensée s’illustre bien dans Ostia, où les deux personnages explorent la capacité du langage à agir sur le réel, sa performativité. En remettant à chaque instant en jeu le lieu et le temps où ils se trouvent, ils voyagent dans le monde et à travers les époques, remontant même à l’avant de leur naissance, à l’époque du fascisme. Ce désir de changer le réel par les mots évoque les jeux d’enfants qui font naître des mondes simplement en disant « on dirait qu’on serait… ». Les réalités se superposent donc, du passé au présent d’écriture et au présent encore autre de la situation d’énonciation, ou de l’enfance au présent qui le ravive sur le mode de la réminiscence, et ces différents temps sont confrontés par la mémoire, et par le langage qui multiplie les possibles.
Le théâtre offert alors est celui de l’omnipotence de l’écriture, qui en manipulant les signifiants manipule le réel, au point de pouvoir déclarer que la seule vérité est celle qu’elle affirme, à un certain moment. C’est comme si le dramaturge voulait reprendre le pouvoir, sur son passé, sa mémoire – et Roxana Blanco joue bien de cette soumission absolue au texte, en affirmant qu’elle ne fait rien d’autre que lire ce qui est écrit – mais aussi sur la scène. Mais par des modulations infinies, ces mots qui se désignent sans cesse les uns les autres, le texte est comme refermé sur lui-même, sous la forme d’un solipsisme, qui se passe même de la scène. Le paradoxe est alors que cette affirmation absolue de l’écriture se limite elle-même, car elle ne peut se réaliser que quand ce sont Sergio Blanco et sa sœur Roxana qui le lisent – comme le souhaite l’auteur. Dans cette situation seulement les multiples jeux avec le soi peuvent intensifier les effets de présence sur scène.
F.
Pour en savoir plus sur « Ostia », rendez-vous sur le site Cubaescena.