« L’Esthétique de la résistance » de Sylvain Creuzevault, d’après Peter Weiss, à la MC93 – résistance par l’esthétique

Après une création remarquée au TNS, en mai dernier puis quelques dates à Montpellier, L’Esthétique de la résistance de Sylvain Creuzevault est programmé à la MC93, quelques semaines après Edelweiss [France Fascisme], conçu dans après coup comme un pendant du premier. Ce spectacle, imaginé pendant le confinement et né de la rencontre du metteur en scène avec le Groupe 47 de l’École du TNS, porte tout à la fois la marque de ce mûrissement et de cette vaste collaboration, qui a impliqué des élèves issus des sections jeu, mise en scène-dramaturgie, scénographie-costumes et régie-création. Les 5h30 de spectacles, divisées en trois parties correspondant aux trois livres qui composent l’ample roman de Peter Weiss, constituent un tour de force qui démontre encore la puissance que confère un ferment romanesque à une création théâtrale, par comparaison avec Edelweiss [France Fascisme].

En guise d’introduction, des images projetées sur un rideau-écran qui donnent à voir la Fonderie, au Mans, et les titres d’une vaste bibliothèque, qui comprend des livres de Max Brod, Dante, Marx ou Peter Weiss, dont la tranche est particulièrement haute et large par rapport aux autres. Une dédicace à François Tanguy, qui avait accueilli Creuzevault il y a quelques années en résidence, et ainsi contribué à la création d’Angelus Novus, confirme l’effet de reconnaissance premier. Avec ce nouveau spectacle, le metteur en scène trouve le moyen d’allier deux penchants qui caractérisent son art : un théâtre de type historique, que représentent notamment Notre terreur ou Le Capital et son singe, et des adaptations de romans amples, a priori inadaptables, comme ceux de Dostoïevski. Plus encore qu’avec Les Démons, dont les intrigues sont ancrées dans la Russie pré-révolutionnaire, Creuzevault trouve avec L’Esthétique de la résistance de Peter Weiss un matériau romanesque profondément imprégné d’histoire. Le récit, écrit entre 1971 et 1981, relate une tentative de résistance au fascisme tissée entre plusieurs pays d’Europe, des années 1930 à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Le public entre de plain-pied dans cette histoire avec l’arrivée d’un narrateur et de deux amis qui se présentent à l’avant-scène en interpelant la salle et en captant immédiatement son attention. Un chant est entonné par tous les acteurs et actrices qui occupaient le premier rang en costumes, de nazi ou d’ouvrier, et le rideau s’ouvre pour laisser apparaît un plateau architecturé par des poteaux qui servent de porte-drapeaux et occupé par la reproduction d’une frise antique. Le narrateur, son ami ouvrier et leur ami infiltré dans les jeunesses hitlériennes, présenté par les deux autres comme l’intello du groupe, commentent la valeur de cette œuvre, en présence de Valérie Dréville, mère du deuxième de la bande, elle-même ouvrière. Tous quatre débattent de la symbolique du Grand Autel de Pergame, de ses conditions de création, de sa trajectoire jusqu’au musée et de sa possible réinterprétation révolutionnaire. Le titre de l’œuvre de Weiss prend aussitôt tout son sens. La discussion se poursuit et il s’agit alors de savoir si l’avant-garde est plus révolutionnaire que le réalisme socialisme prôné par le communisme, en lequel tous expriment une foi immense pour résister au fascisme bien en place en 1937. La théorie est mise à l’épreuve de la pratique avec la confrontation d’un chant atonal expérimental et un rap plus explicite et plus immédiat, mais la question n’est pas tranchée. L’épreuve chantée souligne en revanche les qualités vocales du Groupe 47, qui seront plusieurs fois mobilisées par la suite, et laisse entrevoir la teneur des réflexions à venir.

Puis vient le moment de mettre en place le récit : le narrateur annonce son départ en Espagne. Il quitte ses amis à Berlin et passe voir ses parents en Bohême, afin de leur demander pourquoi ils sont passés du communisme au socialisme, d’entendre le récit des premières insurrections qui ont accompagné sa naissance et de récupérer son passeport. Le personnage part en Espagne rejoindre les bastions communistes qui résistent à Franco et se retrouve non sur un quelconque front mais dans un hôpital, où il effectue des tâches de petites mains pour combattre le manque de moyens, parfois aussi primaires que l’électricité. Il passe ensuite par le sud de la France, où il découvre le milieu des cabarets, avant de rejoindre la Suède, où il rencontre une femme et Brecht, qui crée une nouvelle pièce. Dans le dernier livre, le narrateur passe au second plan à la faveur d’une résistante allemande, elle aussi réfugiée en Suède, qui est envoyée à Berlin pour s’avoir si une intervention est envisageable, peu après la signature du pacte germano-soviétique qui brouille la ligne de partage au départ claire entre fascisme et communisme. La fin de l’œuvre, pessimiste, fait état de l’échec de la gauche à résister au premier et du dévoiement de l’idéal porté par le second.

La première partie du spectacle prend le temps de poser ces éléments narratifs avec de longues scènes, aux dialogues tantôt enlevés et anachroniques, tantôt empesés par les événements historiques à restituer. Ces scènes sont ponctuées par la projection et la lecture en voix off d’extraits du livres sur un rideau, régulièrement ouvert et refermé pour permettre des reconfigurations scéniques, ainsi que par des ecphrasis, des descriptions analytiques de tableaux de Brueghel l’Ancien (Le Triomphe de la mort et Le Massacre des innocents), de Goya ou de Picasso, qui expriment tous, de manière explicite, symbolique ou analogique le trouble de l’époque. Ces œuvres, qui accompagnent le cours de l’histoire et de l’Histoire imbriquées, sont chaque fois l’occasion de débattre de manière passionnée de questions d’esthétique. Ces discussions sont régulièrement poursuivies sur le terrain du spectacle lui-même, métathéâtralité qui décante la densité narrative, culturelle et historique de l’ensemble : les personnages redeviennent régulièrement acteurs et actrices pour dire la folie qu’il y à assister à un spectacle de près de six heures de cette teneur, ou pour tacler l’intellectualisme qui menace et lui opposer l’immédiateté d’un gag.

La deuxième partie laisse davantage de place à cette efficacité théâtrale avec une scène fantasmatique dans un cabaret, une scène d’amour touchante et burlesque accompagnée au violoncelle par Vladislav Galard qui interprète alors le rôle de Peter Weiss lui-même, des répétitions de Mère Courage ou un examen dansé de la bibliothèque de Brecht – autant de tableaux qui révèlent la polyvalence des acteurs et actrices, ceux que l’on connaît et ceux que l’on découvre, leur capacité à passer d’un registre sérieux à un registre comique, à parler d’innombrables langues, à chanter et à danser. Creuzevault fait tout particulièrement preuve d’audace en prenant le temps de faire revivre le souvenir d’un spectacle mythique de Brecht dans son propre spectacle, en mêlant les images de la création du Berliner Ensemble avec les visages marionnettiques du Cercle de craie caucasien de Benno Besson. L’ecphrasis picturale se trouve ainsi doublée d’une ecphrasis théâtrale qui redonne vie à l’histoire du théâtre, comme l’exercice de description d’une toile, accompagnée de mouvements de caméra et de zooms, est capable de la mettre en mouvement.

La troisième partie perd un peu en souffle, car le spectacle peine à suivre le déplacement de la narration et l’on perçoit la nécessité de conclure. De la rencontre du narrateur avec Karin Boye, qui comme Silvia Plath, Viriginia Woolf ou d’autres se suicide, à la trajectoire extrêmement condensée de la résistante allemande de retour à Berlin, restent l’esthétisation d’une arrestation et un long monologue qui acte l’échec de l’ensemble de cette trajectoire – échec redoublé par un aveu de l’auteur et du narrateur qui n’ont pu sauver le récit du défaitisme inspiré par l’Histoire. Ce dernier volet donne cependant du retentissement à l’œuvre et révèle la capacité du spectacle à mettre en écho notre époque, sans que soit mis en place un parallèle grossier entre le présent et le passé.

L’entreprise est remarquable de densité. Elle provient d’abord de l’œuvre de Weiss, dont on a l’impression d’avoir lu quantité de pages à l’issue de la soirée, alors qu’elles sont innombrables et ramassées, constituées de blocs sans paragraphes. Elle tient au rythme du spectacle, qui fuse, fulgure, surprend et ressaisit entre deux creux, avance en dents de scie avec des forte galvanisants. Elle est enfin le résultat de l’immense travail effectué en amont, par Creuzevault, quatre fidèles qui l’ont suivi sur ce spectacle et les membres du Groupe 47 qui se sont attelés à un exercice extrêmement difficile, du point de vue théâtral et intellectuel, et qui, en relevant haut la main le défi, se trouvent propulsés de l’intimité de l’école à l’épreuve du public, sans qu’une seconde soit questionnée la maîtrise de leur art. Le spectacle offre une preuve magistrale de résistance par l’esthétique à notre époque, qui préfère le consommable, le schématique et le synthétique à la réflexion, la nuance et la contradiction, et invite à puiser dans l’histoire, l’art et le théâtre des ressources pour affronter le présent, pour ne pas renoncer à le penser et ne pas se laisser aller à la tétanie.

F.

 

Pour en savoir plus sur « L’Esthétique de la résistance », rendez-vous sur le site de la MC93.

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