« Théorème(s) » de Pierre Maillet à la Comédie de Caen – la jouissance à tout prix

D’un roman né de la réalisation d’un film de Pasolini, Pierre Maillet a entrepris de faire une adaptation. Ce faisant, il tire parti de l’art hybride de l’artiste italien, écrivain, poète, journaliste et encore réalisateur, qui avait rêvé de donner une forme théâtrale à son œuvre, Théorème. Entouré d’une dizaine d’acteurs à l’énergie communicative, Pierre Maillet réalise ce rêve et s’approprie ce texte singulier, qui offre le récit d’un ange qui passe dans une famille et en désaxe tous les membres. La structuration de l’œuvre en deux parties, de la séduction à l’abandon aux multiples conséquences, aurait probablement réclamé une rupture plus nette dans le spectacle, mais la jubilation première l’emporte sur la gravité – scindant la perception entre le partage authentique de cette jubilation et l’impression de désinvolture que laisse la fin du spectacle.

Tandis que le public s’installe, des extraits de certains films de Pasolini sont projetés sur une partie du décor, ainsi transformée en écran. Le spectacle commence pour de bon avec l’apparition de Pierre Maillet lui-même sur scène, entièrement nu, incarnant Pasolini. Le metteur en scène s’est inspiré du texte Qui suis-je pour commencer son spectacle avec un portrait de l’artiste par lui-même. Dans cette œuvre écrite en 1966, deux ans avant la réalisation de Théorème, Pasolini relate ses débuts en tant que poète, sa relation avec sa mère, avec son père, sa pauvreté puis sa vie de petits bourgeois. Il poursuit avec ses premiers films et son amour pour Ninetto, qui aussitôt fait irruption sous les traits facétieux de Luca Fiorello, et qui le prend en photographie, l’observe et se lasse un peu de l’entendre parler de lui-même. Il y a autant de légèreté que de densité dans ce préambule, qui livre une quantité d’informations dans un style sophistiqué grâce à un jeu tout à la fois nonchalant et physique. Un critique de L’Obs, Michel Cournot, s’offusque de cet « art pédé » qui réjouit, et Pasolini en vient à annoncer son nouveau film : Théorème.

Le roman que lui inspire la réalisation du film n’est pas exactement un récit. Il est plutôt un anti-récit qui constamment se nie. Dès le premier chapitre, intitulé « Données », le narrateur met en garde : « C’est une saison indéterminée (ce pourrait être le printemps, ou le début de l’automne : ou alors les deux à la fois, puisque cette histoire fait fi de tout enchaînement chronologique) ». Les pieds de nez de ce type de multiplient, et se déploie ainsi un art de la prétérition : le narrateur dit se garder de décrire la famille petite-bourgeoise qui fait l’objet de son récit, mais de nombreux indices qu’il sème finissent par en esquisser le portrait. Des portraits cependant schématiques, suivant l’intention d’aborder chacun des personnages comme les termes d’un théorème, au sens mathématique. Le père, la mère, le fils, la fille et la bonne composent les éléments d’une formule – formule faussement stable et irrévocablement altérée par l’arrivée d’un hôte.

Sur scène, tous ces éléments narratifs sont posés par un trio de narrateurs, qui se passent le flambeau du récit et lui donnent ainsi vie. Au gré de leur narration, apparaissent les différents personnages – à la ressemblance parfois troublante avec les acteurs du film d’origine. Leurs pantomimes tantôt collent à l’anti-description qu’en livrent les narrateurs, tantôt en décollent suivant un mode ludique. Seule la bouche de la fille de la famille laisse entrevoir une brèche dans le portrait lisse dressé. Cependant, le comique l’emporte et contribue à l’ambiance de fête qu’entretiennent les musiques de variété italienne qui ponctuent le spectacle depuis les premières minutes, qui amènent les acteurs à danser ou chanter à la moindre occasion.

C’est précisément au cours d’une fête qui réunit tous les personnages présentés que l’élément perturbateur est introduit. Un homme tout de blanc vêtu arrive, l’hôte. Il est un être solaire, inapprochable, mais tous vont le « connaître », au sens biblique du terme, dit Pasolini. Les scènes de la rencontre charnelle de l’invité avec les différents membres de la famille sont chaque fois jouissives : le fils qui se débat avec son pyjama et sa couette pour préserver sa pudeur ; la bonne qui défaille dans le jardin dans lequel elle passait la tondeuse ; la mère qui surjoue l’offuscation pour masquer son désir inavouable ; la fille elle-même surprise de ce qu’elle ressent ; le père, qui, le dernier, cède à l’envoûtement comme suivant un penchant naturel.

Par rapport au roman, et même au film dans lequel il paraît fantomatique, l’hôte a une présence charnelle sur scène qui le rend moins énigmatique. Il s’apparente néanmoins à une espèce de Tartuffe, qui n’a pas même besoin de jouer la fausse dévotion pour séduire son monde – mais le veut-il seulement ? Pierre Maillet le suggère, alors que le roman et le film laissent ses intentions inaccessibles… La référence au personnage de Molière est quoi qu’il en soit heureusement réinvestie dans cette adaptation, par l’entremise du fils, qui ne s’intéresse pas tant à la peinture, comme dans l’œuvre d’origine, qu’au théâtre, puis à la performance. Ce Tartuffe qui ne parle pas – si ce n’est pour répéter : « C’est pas grave » et ainsi soulager les membres de la famille dévorés par leur désir – évoque un autre personnage de théâtre, Yvonne, la princesse de Bourgogne de Gombrowicz. Comme l’idiote, l’hôte déchaîne par sa seule présence les pulsions refoulées de cette petite cour sur laquelle le père règne en roi – pulsions sexuelles comme morbides.

La scénographie de Nicolas Marie évoque d’ailleurs celle de Jacques Vincey, qui a monté il y a quelques années la pièce de Gombrowicz. Elle est structurée par un sol de sable noir, des tables, des chaises et des meubles de jardin, placés au-devant d’un mur de miroirs, le tout cerné par des rideaux blancs dont la souplesse contraste avec la netteté angulaire du reste. C’est un véritable coup de théâtre visuel quand les miroirs révèlent par transparence un espace intérieur, qui représente la plupart du temps une chambre – celle du fils, celle de la fille, celle d’un jeune homme croisé au hasard dans la rue par la mère, celle d’un hôpital… Un espace dans tous les cas de consommation du désir, que se partagent tous les personnages. Ses reconfigurations à la faveur de brefs passages au noir, en plus de ponctuer l’évolution du récit sans jamais verser dans la pure illustration, relancent chaque fois l’effet de surprise premier, et créent, à nouveau, un sentiment de jouissance.

Jusqu’au départ de l’hôte, la dynamique initiée par le trio de narrateur fonctionne, notamment grâce à Luca Fiorello, bouffon shakespearien digne du Puck du Songe d’une nuit d’été, acteur à la présence lumineuse qui saupoudre de magie toute la première partie. Le trio s’efface cependant dans la deuxième, et ne souligne pas le changement de registre nécessaire, alors qu’est désormais offert le spectacle de la destruction de chacun des membres de la famille, miné par le départ de l’hôte. Dans le film de Pasolini, le Requiem de Mozart, qui sert de fil rouge à toute la deuxième partie, teinte de gravité l’exposé du destin de chacun des personnages. Après leurs monologues successifs, qui laissent entrevoir l’abîme qui les menace au moment du départ, la narration se distend, se dissout. Une voix off trop ponctuelle vient raccorder les scènes qui s’enchaînent, et une brève apparition de l’hôte rappelle qu’il est à l’origine de tous les comportements donnés à voir : la maladie de la fille, les recherches artistiques frénétiques du fils, les multiples relations de la mère, mais aussi la décision du père de vendre son entreprise et la métamorphose de la bonne en sainte dans son village natal.

Désormais, le destin des personnages n’est plus raconté, et joué, mais bien représenté. La clarté du « théorème », de la parabole se perd, tandis que les acteurs s’efforcent de maintenir le burlesque premier. Ces partis pris empêchent de comprendre où le récit va finir par atterrir et rend peu évident le montage des destins croisés de ceux qui ont perdu le seul ferment qui les unissait. Le jeu des acteurs n’en reste pas moins remarquable, comme une grande partie des images créées. Le plaisir d’amener Pasolini et ses personnages sur scène paraît in fine l’emporter sur l’œuvre adaptée, dont c’est surtout l’espièglerie qui semble avoir séduit Pierre Maillet et son équipe, au détriment de la malice qui la leste d’un poids tragique.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Théorème(s) », rendez-vous sur le site de la Comédie de Caen.

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