Après Chloé Dabert à Reims et Aurore Fattier à Caen, c’est au tour de Julie Deliquet d’inaugurer la saison du CDN qu’elle dirige avec une ample création réunissant une dizaine de personnes sur scène. La directrice du TGP de Saint-Denis a jeté son dévolu sur la première et la plus célèbre œuvre de Svetlana Alexievich, prix Nobel 2015 : La Guerre n’a pas un visage de femme. Ce choix s’inscrit dans la continuité de ses précédents spectacles, Huit heures ne font pas un jour d’après Fassbinder, et Welfare d’après Frederick Wisemen, dans lesquels elle explorait la crête escarpée qui sépare ou unit fiction et documentaire. À partir des témoignages poignants de femmes récoltés par l’autrice biélorusse, elle recrée neuf personnages chargés de raconter la guerre qui a opposé les Allemands aux soviétiques entre 41 et 45, formant un chœur qui donne corps à la polyphonie de l’œuvre.
La scène de la grande salle Delphine Seyrig est habitée d’un ample décor extrêmement détaillé, qui représente un intérieur composé d’une chambre d’un côté, une salle de bain de l’autre, une pièce à vivre au centre structurée par du mobilier de cuisine, et au loin, une entrée dans laquelle se trouve un piano et une ouverture sur une autre chambre. L’espace est encombré de meubles, accessoires et objets accumulés, superposés, entassés. L’impression presque naturaliste que produit cet amoncellement est cependant faussée par le camaïeu trop exact de bleus et de rouges. Ces deux teintes sont en effet soigneusement déclinées, de murs et faïences jusqu’aux casseroles, passoires, draps et linge qui sèche en travers de la pièce principale.
Le caractère artificiel de cet espace est encore surligné par l’arrivée des actrices, qui entrent au compte-goutte et s’installent sur des chaises alignées face au public, alors que celui-ci prend place. Tandis qu’elles attendent, comme nous, le début du spectacle, on détaille leurs tenues seventies qui ajoutent de nouvelles nuances de bleu et de rouge à l’ensemble. Le coup d’envoi n’est ensuite pas donné comme d’ordinaire par un membre de l’équipe du théâtre à la voix tonitruante qui livre quelques informations pratiques sur la soirée, mais par une jeune femme, qui se tient au-devant de la scène, un carnet à la main, et qui s’adresse à nous sans préambule.
Il s’agit de Blanche Ripoche, qui interprète le rôle de Svetlana Alexievitch pour exposer le projet de l’autrice dans les années 70 : collecter les témoignages de femmes qui ont participé à la « Grande Guerre patriotique » qui a opposé l’Union soviétique à l’Allemagne entre 41 et 45, reconstituer par écrit leurs voix à partir des bandes avec lesquelles elle les a enregistrées, afin d’opposer à l’histoire officielle, accordée au masculin, celle de près d’un million de femmes. L’autrice annonce que pour la première fois, elle a réuni quelques-unes des personnes qu’elle a d’abord rencontrées seules, et qu’elles vont ensemble répondre à ses questions en notre présence. À plusieurs reprises par la suite, les circonstances de son projet et ses partis pris de collecte et d’écriture seront commentés au gré de telle ou de telle question. Mais en attendant, elle donne rapidement la parole aux neuf femmes placées en ligne devant nous en les interrogeant sur ce qui leur a semblé le point de bascule dans la guerre.
Alors, les voix vibrent et montent jusqu’à ce que l’une d’elle prenne le dessus sur les autres et raconte comment elle est partie cherche sa petite fille a la crèche quand elle a compris que les Allemands attaquaient. Puis une autre prend le relais et relate qu’elle a confié son bébé de six mois à sa grand-mère pour rejoindre la résistance. Une autre encore fêtait la fin du lycée avec ses amies au bord d’un lac et a aussitôt souhaité s’engager dans l’armée. La parole circule ainsi de manière désordonnée, les récits fusent et restituent par bribes des trajectoires différentes.
Au gré des questions – sur la haine nécessaire pour tuer, sur l’apprentissage de la guerre, sur les raisons du silence que ces femmes ont gardé sur leur histoire, sur l’après-guerre, les traumatismes et le traitement qui leur a été réservé, sur leurs rapports avec les hommes au front, sur des détails aussi concrets et cruciaux que leurs règles –, des personnalités se dessinent. À partir des innombrables voix réunies et orchestrées par Svetlana Alexievitch, Julie Deliquet, Florence Seyvos et Julie André ont procédé à un second travail d’orchestration et de montage pour en distinguer neuf, étoffées de celles d’anonymes. Aux récits agrégés, s’ajoutent encore les récits rapportés qui permettent d’évoquer les aventures d’amies et de camarades.
Parmi les neuf personnages constitués avec le matériau de Svetlana Alexievitch, il y a une sergente, une partisane, une pilote, une médecin résistante, une tireuse d’élite et trois brancardières. À leurs fonctions se superposent leur rapport au régime. On distingue ainsi la communiste endurcie – Évelyne Didi, la partisane et la plus âgée de la bande –, l’anticommuniste – Marina Keltchewsky, d’une très grande puissance à chaque prise de parole –, ou encore celle soucieuse de préserver l’histoire nationale de tout détail trivial – Agnès Ramy, qui incarne les contradictions profondes que peut engendrer un endoctrinement précoce et durable.
Un certain déséquilibre se dégage des choix opérés dans le livre de Svetlana Alexievitch. Ce qui frappe, à sa lecture, c’est à quel point les femmes ont endossé toutes les fonctions, sans distinction. Le féminisme différentialiste qui se dégage de leurs témoignages et de la démarche de l’autrice accentue encore l’extraordinaire de les voir tuer, manœuvrer des chars ou des avions, ou encore commander des hommes. La proportion de brancardières dans le spectacle et la part laissée à leurs récits nourrit l’idée déjà bien ancrée dans l’imaginaire collectif que les femmes relèvent essentiellement de la fonction du soin en temps de guerre. De même, laisser très tôt raconter la difficulté d’une des femmes à retenir les différents grades des hommes affaiblit le caractère héroïque des femmes qui se dégage du livre.
À ces premières réserves s’ajoute l’acceptation d’un dispositif d’une rigueur presque irritante au départ. Il apparaît progressivement que l’ample scénographie n’est au mieux qu’un décor. L’espace au fur et à mesure désigné comme un appartement communautaire reste étranger aux détails que les femmes rapportent de la guerre, et sa composition n’est jamais support d’écoute. Au bout d’un très long temps, les femmes se lèvent une à une, et après être restées près de leurs chaises, les rangent et finissent par former un cercle constamment reconfiguré par celle qui les interroge, qui s’approche petit à petit du plateau, y monte et se place parmi elles avec son carnet de notes. Mais cette redisposition des corps ne fait toujours pas vivre cet espace qui se transforme avec la lumière déclinante du jour : elles se servent à boire, se passent un peu d’eau sur le visage, se retirent un moment dans la chambre ou la salle de bain pour se remettre d’une émotion puissante, l’une joue même un instant du piano et entraîne quelques camarades à chanter, mais c’est tout. Les corps ne font qu’effleurer cet entassement, qui frustre et paraît superflu.
Ne restent dès lors que les paroles des femmes et la performance des actrices, toutes aussi impressionnantes les unes que les autres. Leurs récits poignants s’accumulent, suivant un crescendo qui fait oublier le caractère documentaire des premières minutes. Les détails crus et les anecdotes viennent nourrir notre goût pour l’épique, profondément ancré dans notre culture et constamment relancé par quantité de livres, de films et de séries qui racontent la guerre. Les histoires presque familières qui nous sont à nouveau racontées prennent cependant une couleur différente, ainsi prises en charge par des femmes. La torture, la cruauté, la perte d’humanité ou encore la douleur s’incarnent différemment par le prisme de femmes, et ébranlent l’anesthésie qu’entraîne l’accumulation quotidienne des récits et des images de guerre. La sensibilité se trouve ainsi remobilisée par des détails – celui, mémorable à la lecture, des bottes et uniformes trop grands pour des corps d’adolescentes qui s’enrôlent par exemple. Paraît en revanche inédit dans notre mémoire guerrière le traitement réservé à ces femmes à la fin des conflits. Plutôt que comme des héroïnes, elles sont perçues comme des prostituées qui se sont débauchées sur le front, ou au mieux comme des traumatisées incapables de devenir des épouses et des mères.
Au cours de la soirée, se surimpose à la difficulté des images que ces récits charrient une attention portée à celles qui les disent. Le jeu des dix actrices se révèle très vite impressionnant, par la manière dont elles vibrent en commun avant de laisser place à l’une d’elle, la façon de se passer ou de prendre la parole, ou le réalisme avec lequel l’émotion fait plusieurs fois trébucher le langage. L’entretien avec Julie Deliquet reproduit dans le programme du spectacle révèle que le caractère apparemment instable du texte est réel, que la partition des actrices est différente chaque soir, qu’elles puisent dans des fragments de texte qui leur ont été attribués et improvisent à partir des thématiques lancées par Blanche Ripoche. Cette mécanique du rebond oblige à une écoute aiguë que l’on finit par percevoir dans l’épuisement non des personnages mais des actrices. Elles paraissent véritablement émues et troublées à mesure que s’écoulent les deux heures trente de spectacle, ce qui explique leur unanimité, quand l’autrice leur demande si « ça suffit comme ça », après leur avoir demandé des conseils pour raconter leur histoire aux générations à venir.
Ce parti pris artistique aussi passionnant qu’exigeant, on le devine dans les moments d’ébullition, quand une question ou un récit suscite des réactions contraires, ou dans leur écoute très attentive quand l’une parle. On retrouve là l’expérience de Deliquet avec son collectif In Vitro, sa capacité à reconstituer sur scène le brouhaha des conversations de groupe quotidiennes au centre de ses premiers spectacles. On devine aussi cette particularité du spectacle dans la surabondance de « ça, ça, oui c’est exactement ça », qui sert de manière presque systématique de transition entre deux témoignages, qui permet de l’emporter sur les tentatives des autres de prendre la parole. À l’inverse, les silences qui ponctuent parfois certains témoignages retentissent avec beaucoup de force dans cette explosion permanente de la parole. L’étrange de cette direction d’actrice est en revanche l’absence totale d’interaction entre les corps. Les femmes restent constamment à distance les unes des autres, elles partagent au mieux une cigarette mais n’entrent jamais en interaction, même quand l’émotion submerge l’une d’elle. C’en est presque gênant quand Marie Payen, qui incarne une résistante, s’effondre à la fin du spectacle.
La soirée proposée est finalement éprouvante, par les récits rapportés mais aussi théâtralement, pour le chœur d’actrice comme pour le public. L’emporte en partie la nécessité évidente de témoigner, faire savoir, raconter de telles histoires, non pas tant avec l’espoir que des horreurs similaires ne se reproduisent pas – espoir qui apparaît un vœu pieu compte tenu de l’actualité –, que pour leur capacité à réactiver la part tétanisée de notre sensibilité, débordée d’images et de faits de guerre quotidiens.
F.
Pour en savoir plus sur La Guerre n’a pas un visage de femme, rendez-vous sur le site du TGP.