Étiquette : récit

« Les Armoires vides » d’Annie Ernaux – dernier jour d’une condamnée

Le premier roman d’Annie Ernaux, Les Armoires vides, contient en puissance plusieurs de ses œuvres à venir. Dans ce texte d’inspiration autobiographique, l’autrice relate son enfance et son parcours de transfuge, du café-épicerie de ses parents à l’université, au travers du personnage de Denise Lesur. Quoiqu’elle révèle en creux la genèse d’une autrice, l’œuvre ne livre pas le récit victorieux d’une ascension sociale permise par l’école. La trajectoire de la jeune femme est retracée dans un moment de crise, qui la condamne selon elle à la fatalité de son milieu d’origine.
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« La Guerre n’a pas un visage de femme » de Svetlana Alexievitch – comprendre grâce au récit choral de femmes oubliées ce que ça veut dire, « faire la guerre »

En 2015, l’autrice biélorusse Svetlana Alexievitch s’est vu remettre le Prix Nobel de littérature pour « son œuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage à notre époque ». Dès son premier texte publié en 1985, La Guerre n’a pas un visage de femme, l’autrice formée au journalisme a en effet inventé une manière d’écrire tissée d’innombrables témoignages mis en résonance. Cette forme d’écriture chorale lui a été inspirée par les récits de femmes russes qui ont participé à la Seconde Guerre mondiale, qu’elle est allée interroger afin d’offrir une perspective inédite sur l’Histoire, essentiellement écrite au masculin, et donner ainsi pour la première fois une pleine perception de ce que c’est, la guerre.
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« La Femme gelée » d’Annie Ernaux – récit d’une émancipation avortée

L’œuvre d’Annie Ernaux qui vient de se voir décerner le Prix Nobel de littérature se lit comme un puzzle. Ses différents textes qui embrassent des pans plus ou moins grands de sa vie, toujours au cœur de son écriture, constituent différentes pièces qui esquissent un paysage chaque fois agrandi. Dans La Femme gelée, la troisième de ses œuvres publiée en 1981, l’autrice suit le fil de l’enfant et la jeune fille qu’elle a été pour comprendre comment elle est devenue une « femme gelée », prise en étau entre son rôle d’épouse, son rôle de mère et son métier de prof de lettres ; comment elle s’est progressivement inscrite dans une différence de genre qu’elle ignorait dans l’enfance. Moins que la trajectoire d’une transfuge de classe, qui s’émancipe de son milieu social grâce à ses études, l’œuvre conte l’histoire d’une femme qui perd toute la liberté que ses parents ont cherché à lui offrir en occupant comme malgré elle la place que lui assigne un modèle bourgeois.
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« Iliade » et « Odyssée » de Pauline Bayle au Théâtre Public de Montreuil – adapter Homère sans représenter l’épopée

La nouvelle saison du Théâtre Public de Montreuil est inaugurée avec un diptyque de la metteuse en scène Pauline Bayle récemment nommée directrice du lieu, Iliade et Odyssée. Le premier volet a été créé en 2015 au Théâtre de Belleville, puis présenté au Off d’Avignon. Le deuxième, produit par la MC2 Grenoble, date de 2017. Le diptyque constitué a reçu en 2018 le Prix Jean-Jacques-Lerrant de la révélation théâtrale, décerné par le Syndicat de la Critique. Depuis, la metteuse en scène a créé Chanson douce au Studio de la Comédie-Française, Illusions perdues d’après Balzac, et Les Suppliantes d’après Eschyle, dans le cadre du projet « Adolescence et territoire(s) ». Pour entamer son mandat de directrice, Pauline Bayle revient à ces deux spectacles qui l’ont propulsée dans le paysage théâtral et le pose comme geste fondateur de sa pratique, caractérisée par l’adaptation de textes épiques ou romanesques.
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« Beauté fatale » et « Ceci est mon corps » au Lavoir Moderne Parisien – autobiographies scéniques de corps féminins

Pendant quelques jours, deux spectacles peuvent être vus en une seule soirée au Lavoir Moderne Parisien : Beauté fatale d’Ana Maria Haddad Zavadinack et Ceci est mon corps d’Agathe Charnet. Deux spectacles de jeunes metteuses en scène qui se font multiplement écho et qui offrent l’un et l’autre des autobiographies de corps féminins - des autobiographies scéniques.
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« Contre-enquêtes » de Nicolas Stemann au Théâtre de la Ville – qui pour prendre en charge le récit des victimes ?

Après plusieurs rebondissements liés à la pandémie, le spectacle de Nicolas Stemann, Contre-enquêtes, vient enfin au Théâtre de la Ville, où l’attendent plusieurs groupes de lycéens qui chahutent un peu au moment de s’installer. Certains sont cependant venus avec L’Étranger de Camus et garderont le livre posé sur leurs genoux tout au long du spectacle. Tous ou presque pourront, grâce à leur professeur de français, répondre oui à la question de Mounir Margoum : qui a lu ce livre ? Et tous seront ainsi en capacité d’apprécier le dialogue mis en place par le metteur en scène entre l’œuvre de Camus et la Contre-enquête de Kamel Daoud, publiée en 2014, comme l’envers de L’Étranger, sa réponse à soixante-dix ans d’écart. La confrontation de ces deux œuvres, menée par deux acteurs au plateau, soulève une question délicate : qui peut légitimement prendre en charge le récit des victimes ?
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« Complete Works : Table Top Shakespeare » du Forced Entertainment au Théâtre de la Ville – tout Shakespeare sur un coin de table

Le Festival d’Automne propose cette année un portrait de la compagnie britannique Forced Entertainement, portrait composé de six spectacles plus ou moins récents, parmi lesquels un marathon Shakespeare : Complete Works: Table Top Shakespeare. En 2015, la compagnie s’est lancé pour défi de résumer toutes les pièces de Shakespeare en une heure chrono chacune, avec tous les produits qui peuvent se trouver dans les placards d’une cuisine. Ce projet incongru suscite la curiosité : que reste-t-il de Shakespeare dans ces conditions ? et même du théâtre ? L’entreprise évoque les recherches de l’Oulipo, ce groupe de littérature auquel appartenaient entre autres Raymond Queneau, Georges Perec ou Jacques Roubaud, qui s’imposaient de multiples règles d’écriture en vue de stimuler la créativité. Ici, plus encore que la créativité des acteurs, c’est celle des spectateurs qui est sollicitée par une telle entreprise.
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« Moby Dick » d’Yngvild Aspeli à la Comédie de Caen – les arrêtes du poisson sans la chair

En 2017, Yngvild Aspeli adaptait La Faculté des rêves, roman de Sara Strisdberg consacré à la Valerie Solanas, intellectuelle et féministe américaine, avec des marionnettes grandeur nature. La metteuse en scène réitère l’expérience d’une adaptation et s’attaque cette fois à un roman d’une autre teneur, à un « monstre de la littérature » comme elle le dit elle-même : Moby Dick. Ce monstre, elle entreprend de le dompter grâce à son art profondément spectaculaire. Quoique la baleine blanche soit multiplement représentée sur scène, l'œuvre de Melville, elle, reste introuvable.
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« Le roman théâtral » de Mikhaïl Boulgakov – quand la littérature rencontre le théâtre

Le Roman théâtral est une œuvre inachevée de Boulgakov, non parce qu’il a brûlé la fin du manuscrit – comme Gogol qui a jeté au feu le second volume des Âmes mortes –, non parce qu’il a délaissé le projet à la faveur d’un autre, mais parce que la mort le surprend. Son décès condamne son œuvre à demeurer en chantier, pour toujours, délaissée au milieu d’un chapitre, et presque, d’une phrase. Cet inachèvement désole d’autant plus que ce qui nous reste laisse mal entrevoir ce qui manque. L’œuvre est fuyante, qui parle d’une autre œuvre. Ou plutôt de deux : ce qu’on lit est un cahier de notes, pas vraiment destiné à la publication, écrit par un narrateur qui se découvre un jour auteur, qui publie un texte qu’on lui demande bientôt d’adapter pour le théâtre. Boulgakov écrit donc un roman sur une pièce de théâtre adaptée d’un roman, dont on ne sait rien, ou peu de choses. La substance du récit réside dans cette rencontre de la littérature et du théâtre, dans les étincelles que produit le choc de la découverte de ces deux mondes, confrontation sur laquelle plane la menace d’un échec – dont on ne connaîtra jamais les circonstances.
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« La Trilogie de la vengeance » de Simon Stone – histoires de femmes en trois saisons

Après Les Trois Sœursen 2017, Simon Stone présente à l’Odéon où il est artiste associé son nouveau spectacle, La Trilogie de la vengeance. Auparavant, il avait été invité avec Ibsen huisau Festival d’Avignon. Dans cette œuvre déjà, librement inspirée d’Ibsen, Stone mêlait plusieurs pièces de l’auteur norvégien pour composer une grande fresque familiale sur plusieurs générations, et menait son public de révélation en révélation dans l’unique cadre d’une grande maison aux grandes baies vitrées. Le metteur en scène australien réitère l’expérience d’écriture pour sa Trilogie, annonçant cette fois un spectacle qui se nourrit de pièces de John Ford, Thomas Middleton, Shakespeare et Lope de Vega. Pour mettre en scène ce texte qu’il a composé en trois parties, il distingue trois espaces aux Ateliers Berthier. Mais l’originalité de l’œuvre qu’il a conçue réside surtout dans le fait qu’elle peut être découverte de trois manières différentes, suivant trois parcours désignés par les lettres A, B et C. Stone entraîne ainsi son public dans un labyrinthe sophistiqué qui suscite chez lui un plaisir d’enquêteur.
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