« Mélancolie(s) » de Julie Deliquet à la Bastille – la vie à tout prix

Après un Triptyque – Des années 70 à nos jours…, rassemblant des œuvres de Brecht, Lagarce et une création collective, Julie Deliquet poursuit avec Mélancolie(s) sa réflexion sur le malaise des jeunes adultes de sa génération, écrasés sous le poids des idéaux obsolètes de mai 1968 et éperdus dans la recherche d’un souffle nouveau. Plus que son propos lui-même, c’est probablement sa façon de travailler qui explique le soutien que reçoit son Collectif In Vitro depuis quelques années, de la part des Centres dramatiques nationaux, des scènes conventionnées ou d’autres structures institutionnelles, qui toutes s’emballent, se mettent à co-produire ses spectacles ou à le programmer aux quatre coins de la France. Néanmoins, le travail au plateau dont Julie Deliquet s’efforce de faire sa marque de fabrique, certainement passionnant dans la phase de création de ses œuvres, est malheureusement peu sensible dans le résultat présenté au public.

Le plateau de la grande salle de la Bastille a été transformé en terrasse pour Mélancolie(s), faite de larges lattes de bois. Une lumière d’été berce un hamac occupé et alanguit une femme allongée sur un transat, dont le visage est protégé par un chapeau. Autour de ces deux présences discrètes, un décor réaliste, composé d’une table chargée de vaisselle, de fauteuils de jardin et de grands voiles qui s’avancent au gré du vent, derrière lesquels se dérobe l’intérieur d’une maison. En guise de préambule, est projeté un très court-métrage, donnant à voir un couple à l’avant d’une voiture, tandis qu’une voix off raconte le naufrage de leur relation, de l’amour passionné, que l’on se promet éternel, au désamour, aggravé par la maladie. Le point de vue mis en avant est celui de Nicolas, qui se détourne d’Anna malgré ses sourires encourageants. Ce petit film qui capte l’attention est le résultat de tout un travail du Collectif sur la matière Tchekhov, en particulier deux de ses pièces, Les Trois Sœurs et Ivanov. L’une et l’autre ont été éprouvées dans des situations quotidiennes contemporaines, afin de faire advenir les répliques des personnages de Tchekhov, plutôt que d’en partir.

Néanmoins, après cette bribe initiale, ne reste plus rien de cette enquête, que la simple représentation des deux pièces de Tchekhov entremêlées, présentées comme la genèse de ce petit film. Mélancolie(s) commence avec les Trois Sœurs – mais il n’y en a ici plus que deux –, avant qu’Ivanov ne l’emporte. Dans ce montage, Sacha se superpose à Macha, Verchinine devient Ivanov et Olympe-Olga incarne le médecin qui reproche à Ivanov son attitude avec sa femme. L’effet de fondu enchaîné de l’une à l’autre rend la friction entre les deux œuvres inapparent pour ceux qui ne les maîtrisent pas parfaitement, tandis que les lecteurs assidus de Tchekhov ne découvrent pas d’effets de sens à la faveur de cette confrontation.

L’enchaînement construit la trajectoire de Nicolas, être au départ enjoué qui retrouve avec bonheur les deux sœurs et avec elle un bout de son passé, mais qui se complaît rapidement dans la mélancolie, soucieux de ce que les générations suivantes retiendront du présent, de l’affaissement du monde auquel il assiste, fasciné par son mal-être et sa capacité à échouer, cruellement égoïste et incapable de la moindre empathie à l’égard de sa femme condamnée. Cet Ivanov, déjà complexe et dérangeant chez Tchekhov, ne trouve pas ici une incarnation pleinement convaincante.

Cela tient au fait que la démarche du Collectif In Vitro ne vise pas à donner un accès particulier à cette gageure du théâtre de Tchekhov que représente ce personnage. Ce n’est pas à un travail d’interprétation ou de relecture que se livrent Julie Deliquet et ses comédiens – le simple prisme choisi de la mélancolie placée en titre l’indique, trop littéral pour agir comme un moteur, un déclencheur de sens. Ce qui intéresse ces artistes, c’est de faire de l’œuvre théâtrale un moment de vie sur scène, que s’efface le caractère artificiel de la pièce, des répliques, de l’enchaînement des tableaux, pour retrouver – si jamais elle a existé – l’essence vitale qui les précède. Les œuvres de Tchekhov se prêtent à une telle enquête – Deliquet a également monté un Vania –, moins caractérisées par l’action et les rebondissements que le spectacle de caractères et de vies déployées au cours de longues scènes, de monologues introspectifs et de dialogues non dialectiques, tendus entre la nostalgie du passé et l’aspiration à un avenir utopique.

De cette quête de la vie – vie à l’origine de l’œuvre, vie sur le plateau –, dont le déploiement est probablement captivant dans le temps de création du spectacle, ne reste pas grand-chose in fine. Une présence au plateau peut-être plus sensible, une énergie particulière, des micro-phrases qui suggèrent de l’improvisation ou l’appropriation du texte, une véritable émotion quand Sacha et Ivanov se retrouvent et s’étreignent, avec là quelque chose qui paraît en effet relever de la sincérité, de la spontanéité… mais la plupart du temps, on entend surtout les répliques écrites comme des répliques, trop ciselées pour être véritablement lancées dans le vif de l’action.

En outre, la qualité du jeu atteinte ne suffit pas à combler d’autres faiblesses. Deliquet dit par exemple vouloir souligner l’actualité des remarques des personnages de Tchekhov, selon elle transposables à notre époque. Ce caractère contemporain des textes qu’elle monte n’est pas évident. Certes, le film initial donne à voir un couple en voiture dans une ville moderne, certes, une photo est prise avec un smartphone, mais quelque chose retient en arrière ces personnages, les rend indissociables de l’époque de Tchekhov, et empêchent la mise en écho avec le monde d’aujourd’hui.

C’est moins le jeu que les personnages eux-mêmes qui empêchent de croire à la vie à laquelle aspire le Collectif – objet de quête sacralisé par le théâtre, mais dont la supériorité par rapport à l’art peut être questionnée. Les figures de Tchekhov sont des créations littéraires plus que les êtres charnels que voudraient que soient les comédiens. Olympe dans sa rectitude, Anna dans son dévouement amoureux ou Ivanov dans sa cruauté incarnent des postures trop nettes pour relever pleinement de la vie. Et plutôt qu’à Tchekhov ou à la metteure en scène, ceci tient peut-être au fait qu’on ne les côtoie que le temps de quelques tableaux, déroulés en deux heures qu’ils paraissent tels.

Vouloir à tout prix faire de ces personnages autre chose que ce qu’ils sont, des inventions capables de nous aider à nous sonder, nous autres humains bien vivants, c’est peut-être, paradoxalement, accentuer au contraire leur caractère construit. Encore une fois, cela vaut pour le spectateur, car il semble tout à fait envisageable que le travail de répétition, passionnant dans sa profondeur mais seulement restitué en partie dans les représentations, guide les acteurs vers une meilleure connaissance d’eux-mêmes et du monde. Le temps d’une soirée, cette quête ne passe pas la rampe, et on regarde tantôt les acteurs, tantôt les personnages, oscillant des uns aux autres sans jamais être vraiment pris ni par les uns ni par les autres, ce qui laisse un goût de frustration car l’on ne réussit pas à faire partie de la communauté enthousiaste qui se crée autour de ce théâtre. Peut-être, pour en être, faudrait-il davantage percevoir le laboratoire qui entoure le spectacle, tout le travail sur le texte, les personnages et le jeu qui précède l’objet fini – à la manière des tg STAN par exemple.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « Mélancolie(s) », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.

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