« Huit heures ne font pas un jour » de Julie Deliquet au TGP – utopie politique, utopie théâtrale

Le dernier spectacle de Julie Deliquet, Huit heures ne font pas un jour, avec lequel elle a inauguré son mandat à Saint-Denis, est repris un an après sa création. Après avoir adapté un scénario d’Ingmar Bergman, Fanny et Alexandre, avec la troupe de la Comédie-Française, après avoir adapté un scénario d’Arnaud Desplechin, Un conte de Noël, avec son collectif In Vitro, la metteuse en scène s’est cette fois attaqué à un scénario de Fassbinder, auteur de théâtre allemand régulièrement monté, dont les œuvres cinématographiques et télévisuelles ont également inspiré le théâtre – notamment Thomas Ostermeier, qui a adapté Le Mariage de Maria Braun à la scène. Le défi que s’est proposé Julie Deliquet avec ce projet est plus grand encore par rapport à ses précédents spectacles : ce n’est pas un scénario de film, mais celui d’une série, dont cinq épisodes d’une durée moyenne d’une heure et demie ont été réalisés par Fassbinder. L’entreprise de réduction exigée est conséquente, même pour un spectacle qui dure 3h30. Non seulement Julie Deliquet y parvient avec intelligence, mais ce scénario lui offre en plus un matériau qui donne de l’ampleur à son geste artistique.

Dans la salle nouvellement baptisée Delphine Seyrig après consultation de plusieurs dionysiens et dionysiennes, le public est nombreux pour la dernière représentation de Huit heures ne font pas un jour. L’ambiance festive est redoublée par un bruit de fond. Du haut de la salle, surviennent des exclamations et des rires, un brouhaha bien vivant tel que sait en créer Julie Deliquet avec les membres de son collectifs, devenu expert dans la représentation de tableaux d’ensemble, de scènes de groupes qui vibrent de paroles indistinctes. Un homme prend les devants et allume le plateau qui se laissait deviner dans la pénombre, avant d’accueillir ce qui se révèle une grande famille, réunie dans un lieu indéfini pour l’anniversaire de la grand-mère. Celle-ci se distingue aussitôt au sein du groupe, par sa personnalité haute en couleur. Évelyne Didi se déplace avec l’agilité d’un fauve pour lui donner corps, et installe d’emblée les rapports ambivalents qu’elle entretient avec son amant, Christian Drillaud, ou avec son beau-fils, Éric Charon, figure éminente du collectif, présent depuis sa toute première création.

Dans le groupe, il y a aussi un homme qui parle très durement à une enfant qui joue au ballon et entame l’ambiance de fête. Les autres forment encore une masse indistincte, jusqu’à ce que Jochen (Mikaël Treguer), celui qui a accueilli tout le monde dans ce lieu indéterminé, revienne non pas avec des bouteilles de mousseux comme promis mais avec une jeune fille, Véra, à qui il présente sa grand-mère et son amant, ses parents, sa tante, sa sœur, son mari et leur fille. Julie Deliquet s’est efforcée de distinguer les différentes générations présentes grâce à la distribution : aux membres historiques du collectif In Vitro s’adjoignent des acteurs et actrices d’expérience, et d’autre fraîchement issus de l’École de Saint-Étienne. La première scène dresse ainsi le portrait de cette famille réunie à l’occasion d’un anniversaire, grâce à un de ces longs plan-séquence auxquels la metteuse en scène nous a habitués. Elle démontre la fragilité du bonheur supposé des réunions familiales en donnant à voir des personnalités qui se frottent et s’irritent, des tensions qui opposent certains individus au groupe et qui débouchent parfois sur des crises de nerf. Légèreté et gravité se côtoient dans le mouvement d’ensemble, dans les vagues créées par les répliques qui captent l’attention de tout le monde – qui paraissent immédiates dans la traduction de Laurent Mulheisen –, et les micro-répliques qui créent une espèce d’écume, qui donnent de la substance aux premières et font sourire quand on les saisit au vol.

Par le passé, Julie Deliquet a pu tisser tout un spectacle de plusieurs heures à partir de cette seule scène. Ici, elle l’étire joyeusement tant qu’elle peut mais ne s’en tient pas là. Le scénario de Fassbinder l’entraîne ailleurs, hors de la sphère familiale qui la passionne, du côté de la vie d’ouvriers allemands des années 1970. Dans le deuxième tableau, la mère, la tante et le beau-frère de Jochen se métamorphosent en ses collègues. L’espace au départ indistinct devient soudainement déchiffrable et s’impose dès lors dans sa puissance suggestive. Tables, casiers, coin cuisine, toilettes, coin chambre, douches authentiquement utilisées au plateau représentent l’espace de vie des ouvriers et ouvrières, juste au-delà duquel se trouvent leurs machines. Les lumières de Vyara Stefanova, tamisées par des baies vitrées transparentes, confèrent une magnifique couleur à ces lieux. Alors que ses précédents spectacles, Fanny et Alexandre mis à part, étaient essentiellement structurés par une grande table, le potentiel scénographique de l’art de Julie Deliquet se trouve ici pleinement révélé.

Le scénario de Fassbinder représente donc la vie d’usine – du moins tout sauf les « huit heures » du titre : ce qui entoure le travail, les fins de journées, quand les amies viennent chercher les travailleurs, les pauses déjeuner, l’arrivée à l’usine le matin et les quelques minutes qui restent avant la sonnerie qui convoque aux machines. Dans ce cadre, se tisse l’histoire d’amour de Jochen et Véra, qui s’appelle en réalité Marion (Ambre Febvre), tandis que se détisse celle de la sœur de Jochen, Monika (Lina Alsayed), avec son mari. Après la grand-mère qui d’emblée faisait l’éloge de l’union libre, le thème de l’émancipation féminine est déployé par ces deux personnages de femmes qui veulent travailler, ainsi qu’avec l’ouvrière Petra (Hélène Viviès), à elles trois les plus saillantes du spectacle. La première scène d’anniversaire soulevait aussi les questions de l’inactivité des personnes âgées, qui peinent à se trouver un logement, et celle de la prise en charge des jeunes enfants – questions encore pleinement d’actualité, auxquelles le spectacle donne un écho retentissant. Les scènes d’usine, quant à elle, interrogent les conditions de travail des ouvriers et leurs moyens de résistance. Le patriarcat, le racisme ou le classisme de notre époque se trouvent ainsi mis en perspective avec l’Allemagne des années 1970, sans misérabilisme, sans moralisme, avec au contraire un humour, une joie et une énergie qui les dénoncent de manière saine et tranchée.

L’ensemble de ces questions est tissé au cours des longs plans-séquences que ménage Julie Deliquet, qui s’enchaînent grâce à des fondus-enchaînés saisissants. Pour chaque tableau, les groupes d’abord posés s’amenuisent, les portes claquent, joyeusement ou de manière colérique, jusqu’à ce que ne restent plus que deux ou trois personnages. Avant même qu’ils aient fini de parler, en reviennent d’autres, avec d’autres costumes, pour indiquer une nouvelle scène de travailleurs, et un nouveau moment de la journée. Il y a beaucoup d’élégance dans ces transitions, qui produisent chaque fois un effet saisissant, tant du point de vue esthétique que dramaturgique. En plus de révéler le talent scénographique de la metteuse en scène, de densifier le spectacle de questions politiques et sociales, le matériau de Fassbinder souligne la puissance de la direction d’acteur de Julie Deliquet.

Après l’entracte, le spectacle reprend avec une nouvelle scène familiale, qui a pour prétexte le mariage de Marion et Jochen. La longue séquence ramène aux premières amours de Julie Deliquet. Les tensions se multiplient, l’alcool aidant ou y remédiant, on ne s’ennuie pas, mais on retrouve avec plaisir les problématiques des ouvriers à la fin du repas, quand ils délaissent la joie de la noce pour faire part de leurs préoccupations au sujet de la délocalisation de leur usine. Le happy ending que semblait constituer le mariage se trouve ainsi nuancé. Vient ensuite un dernier plan-séquence à l’usine, au cours duquel les ouvriers et ouvrières se trouvent confrontés à leurs propres idées, les points de négociation imaginés le jour de la noce ayant été en grande partie acceptés par la direction, notamment celui de leur autogestion. Les voilà à discuter de leur répartition du travail et des éventuels bonus qu’ils pourraient toucher. De nombreux débats affleurent, parfois écourtés par un vote. Ici éclate le caractère utopique et presque naïf du scénario de Fassbinder qui déclarait : « C’est presque un crime de représenter le monde tel qu’il est », et qui préférait, à 27 ans, opposer au monde tel qu’il était une version innervée d’idéal, représentant l’émancipation féminine et la révolte ouvrière comme des combats joyeux, capables de révéler solidarité et intelligence de groupe. Cet idéalisme qui correspond bien à l’art de Julie Deliquet, quoique séduisant, nous fait paraître à nous-mêmes un peu aigris…

La fin paraît en suspens, il semble manquer des épisodes à la série – en existent en réalité encore trois, que Fassbinder a écrits mais non réalisés. Les scènes ouvrières qui donnaient une direction claire aux grands scènes familiales restent irrésolues. Ce dénouement oblige à renoncer à une perspective globale sur le spectacle, à en ressaisir l’ensemble par la fin pour s’en tenir plutôt, jusqu’au bout, à une attention de détail aux affects, au jeu, aux lumières et aux questions posées de manière très concrète dans telle ou telle situation. Cette perspective strictement humaine, qui refuse toute forme de surplomb eschatologique ou positiviste, correspond finalement au mouvement de la vie que Julie Deliquet cherche à reproduire sur scène depuis son tout premier spectacle. Avec Fassbinder, la metteuse en scène parvient à conjuguer immersion dans un flux d’ensemble et fulgurances, ennui joyeux et captation émotionnelle, attachement et agacement – tout ceci ajouté à l’appréciation des métamorphoses des treize acteurs et actrices et de l’espace, qui constitue comme le gain d’une expérience acquise au fil du spectacle.

F.

Pour en savoir plus sur « Huit heures ne font pas un jour », rendez-vous sur le site du TGP.

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