« La Guerre n’a pas un visage de femme » de Svetlana Alexievitch – comprendre grâce au récit choral de femmes oubliées ce que ça veut dire, « faire la guerre »

En 2015, l’autrice biélorusse Svetlana Alexievitch s’est vu remettre le Prix Nobel de littérature pour « son œuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage à notre époque ». Dès son premier texte publié en 1985, La Guerre n’a pas un visage de femme, l’autrice formée au journalisme a en effet inventé une manière d’écrire tissée d’innombrables témoignages mis en résonance. Cette forme d’écriture chorale lui a été inspirée par les récits de femmes russes qui ont participé à la Seconde Guerre mondiale, qu’elle est allée interroger afin d’offrir une perspective inédite sur l’Histoire, essentiellement écrite au masculin, et donner ainsi pour la première fois une pleine perception de ce que c’est, la guerre.

Née peu après la victoire, en 1948, Svetlana Alexievitch a voulu écrire une œuvre sur la guerre qui a si profondément marqué les générations qui la précèdent. Mais tout en constatant qu’existent quantité de livres sur le sujet, elle remarque que les femmes y sont à peine représentées. Le témoignage de l’une d’elle dans un journal lui donne l’idée d’aller en interroger d’autres, et de rencontre en rencontre, de plus en plus nombreuses à mesure qu’il se sait qu’une femme collecte les récits de femmes qui ont fait la guerre, naît l’idée d’un texte qui ferait entendre non pas l’une de ces voix, qui serait représentative de toutes les autres, mais toutes ces voix. Une conviction profonde sous-tend la démarche de l’autrice, qui manifeste un féminisme différentialiste et donne des accents lyriques à son texte : celle d’une perception essentiellement différente entre les femmes et les hommes, les premières se révélant selon elle plus sensibles à certaines choses – odeur, couleurs, détails.

Dans les premières pages, l’autrice décrit l’origine de son projet, qui s’est étendu de 1978 à 1985, et la censure dont son œuvre a fait l’objet au moment de sa parution en 1985. Dans la Russie de Gorbatchev, les récits qu’elle fait entendre sont inaudibles, contraires à la version officielle de l’histoire dont la propagande soviétique est garante. Lorsqu’elle revient à ce texte en 2003, Svetlana Alexievitch commence donc par rétablir ce qui a été supprimé – par la censure, mais aussi par elle-même qui l’avait devancée. S’impose d’emblée des confessions crues, dans les faits de guerre qu’elles rapportent, aussi bien que dans l’intimité des femmes dans laquelle elle plonge. Des femmes qui voient des enfants mourir, qui ont leurs règles et ne peuvent le cacher aux hommes, qui se réjouissent d’entendre craquer les os des ennemis sous les pas de leurs chevaux.

Dès cette entrée en matière, la narration de l’autrice est parsemée de guillemets. Ils s’ouvrent d’abord ponctuellement, au milieu d’une de ses phrases, puis prennent de l’ampleur, et disparaissent même quand un sous-titre laisse place à des paragraphes entiers, parfois plusieurs pages, attribuées à une femme dont le nom complet – prénom, patronyme, nom de famille – est indiqué en italique, suivi de sa fonction pendant la guerre. Ces paragraphes, de plus en plus nombreux, restituent le récit confié à l’autrice dans le secret d’une cuisine ou d’un salon, autour d’un thé, ou parfois d’un repas.

Au début de chaque partie, la voix de l’autrice resurgit pour recadrer le propos, le réorienter. Coexistent ainsi deux régimes d’écriture, et donc de lecture. Une certaine densité caractérise les introductions qui servent à exposer la méthode de l’autrice, armée de son magnétophone, les circonstances dans lesquelles elle rencontre de nouvelles femmes grâce à des voyages aux quatre coins de son pays, les enjeux de la question qu’elle s’apprête à aborder, les réflexions presque grandiloquentes qu’inspire le surplomb que donnent tous ces témoignages mis en regard, ou peut-être le besoin de les transcender par un discours essentialiste pour ne pas rester paralysé par l’effroi. Rapidement, cette voix disparaît ensuite pour laisser place à la fluidité saisissante des récits rapportés. Ceux-ci sont rassemblés par thèmes : le recrutement des jeunes filles et leur profond désir de s’engager ; le premier mort ; les préoccupations grandes et petites ; le retour à la maison ; l’après-guerre…

Si la structure d’ensemble de l’œuvre suit de loin le mouvement du temps, les témoignages collectés ne sont pas organisés de manière chronologique, comme la plupart des récits de guerre. N’importent pas ici les dates et les faits. L’autrice a bien plutôt à cœur de respecter la temporalité propre au récit de chacune de ses interlocutrices, et il arrive parfois que la victoire précède le recrutement. L’enjeu de son ample travail de mise en scène, de mise en écoute de toutes les bandes sonores qu’elle accumule, consiste simplement à dégager des constantes, à faire apparaître des symptômes, sans aspirer à quoi que ce soit de systématique, dans la méthode comme dans les propos rapportés. Ainsi, si Svetlana Alexievitch annonce ne vouloir interroger que des femmes, de manière exclusive, il arrive qu’elle fasse entendre des voix d’hommes, des maris pour la plupart, en complément ou en contrepoint ponctuel. Plus loin, elle dit avoir dû se résoudre à adopter un critère de sélection pour ne pas se laisser submerger par tous les témoignages qui lui parviennent, tous les coups de téléphone qui la sollicitent quand sa démarche commence à être connue. Son critère est le suivant : que les femmes interrogées aient eu au moins deux métiers pendant la guerre, pour rendre compte d’une perspective moins limitée sur le phénomène plus vaste dans lequel leur expérience s’inscrit. Là encore, la décision n’est pas irrévocable, et seront entendues des femmes qui n’ont eu qu’un métier.

Parmi les symptômes que sonde l’autrice, il y a le patriotisme extraordinaire de la jeunesse soviétique, élevée dans l’idéal de la victoire. Lorsque la guerre est déclarée, cette jeunesse, sans considération pour son genre, réclame de partir au front pour battre les nazis. L’insouciance brusquement interrompue fait place à une exaltation qui pousse des centaines de milliers de jeunes filles à s’engager, alors que les bureaux de recrutement refusent, que les supérieurs hiérarchiques refusent, que les hommes, de manière générale, refusent de les voir s’engager, par mépris ou par pitié. Autre symptôme, qui découle du premier : l’obstination de ces jeunes filles, pour la plupart encore lycéennes, qui ne veulent pas rester inactives, qui veulent se former le plus vite possible, et pas simplement pour être infirmières, cuisinières ou standardistes. Pour elles, partir à la guerre signifie être en première ligne, aller au front, en tant que brancardière, en tant que tireuse d’élite, en tant que lieutenant ou en tant que sapeur chargé de déminer des terrains. Tous ces témoignages révèlent comme pour la première fois ce que ça veut dire, « faire la guerre ». Bien loin de l’unique image du soldat allongé dans la terre, un fusil à la main, à laquelle la guerre est souvent ramenée, la diversité des métiers assumés par les femmes en offre une représentation beaucoup plus complète, et encore enrichie par les perspectives des résistantes et des mères restées à l’arrière, également interrogées.

D’autres symptômes apparaissent encore, d’un récit à l’autre : la coquetterie irréductible de certaines, même au cœur de l’horreur ; l’humanité qui rattrape alors que la haine paraît indépassable ; la pensée de leur mère, qu’elles nomment toutes « maman », soudainement redevenues des enfants. Il y a encore, à un autre niveau, les mots qui ne suffisent pas pour dire l’indicible, les larmes qui viennent à contre-temps, le soulagement de parler enfin, et la prise de conscience de la nécessité de faire savoir ce qu’elles ont vécu. Ces multiples confessions ont pour effet d’immerger dans ces vies qui n’en sont pas. La réalité de la guerre n’a jamais été aussi tangible – la faim, l’épuisement, la peur, mais aussi les cheveux coupés, les bottes et uniformes trop grands, l’attention aux fleurs et au ciel, les paysages dévastés, l’entêtement irrationnel qui cherche à redonner sens à ce qui n’en a pas, les douleurs profondes et les joies inattendues. La fin de la guerre ne met pas un terme à ces récits. Viennent encore après non pas les nues de la gloire et de l’héroïsme. La liesse de la victoire est de courte durée, rattrapée par les reproches des autres femmes qui accusent celles qui s’ont parties de s’être prostituées, le rejet des hommes qui réclament des femmes plus féminines et plus innocentes, les traumatismes qui rendent la vie impossible, les deuils qui n’en finissent pas de s’accumuler, l’injonction à reprendre une place de femme dans la société.

Le travail d’écriture singulier auquel procède Svetlana Alexievitch est avant tout un travail de collecte, de mise en forme et d’orchestration. Orchestration des thèmes et des voix, qui vise moins à faire entendre leur singularité, qui pourrait par exemple se manifester dans les scories du langage ou le vocabulaire, qu’à constituer un chœur, aussi harmonieux que varié, capable de forte et de piano, emporté par un rythme rapide – à tel point que la chaleur de la confession ne laisse pas toujours voir venir la crudité d’un épisode, sa violence insoutenable, que des œuvres de fiction peineraient à imaginer. Mais celles qui font le récit de ces violences ne s’appesantissent pas dessus, elles les confient vite, comme en s’excusant, exprimant une culpabilité déplacée dans laquelle se lit encore le poids de l’idéologie soviétique et du discours masculin sur la guerre. Cette culpabilité, on la devine aussi dans des silences, qui concernent les règles des femmes ou leurs rapports sexuels – consentis ou non – avec les hommes, ou dans la prière de certaines de rester anonymes. Mais même lorsque leur nom est ramené à des initiales, leur témoignage contribue à extraire de l’oubli toutes ces oubliées, et toutes celles plus nombreuses encore qui n’ont pas parlé. La guerre n’a pas un visage de femme, non. La guerre a le visage d’innombrables femmes qui ont parfois pris des visages d’hommes et sont devenues méconnaissables pour leurs proches, des femmes dont les voix extirpées du silence permettent enfin de prendre la pleine mesure de ce qui a été.

F.

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