« Welfare » de Julie Deliquet à la Cour d’honneur du Palais des Papes – documentaire ou fiction ?

Le spectacle présenté dans la Cour d’honneur du Palais des Papes cette année est la dernière création de Julie Deliquet, Welfare. Sept ans après Les Damnés d’Ivo van Hove au même endroit, la pratique de l’adaptation de scénario à la scène poursuit son processus d’institutionnalisation. Julie Deliquet s’est déjà distinguée dans cette pratique avec des scénarios de Bergman, Desplechin et Fassbinder, et a rendu le dialogue avec le cinéma caractéristique de son théâtre. Elle s’intéresse cette fois à un film de Frederick Wiseman, qui lui en a lui-même soufflé l’idée. Un film parfois désigné comme un documentaire, immergeant dans le quotidien d’un centre d’aide sociale à New-York, en 1973. La caractérisation trouble de l’œuvre d’origine met en place un pacte trouble avec le public et détermine en grande partie la perception du spectacle : documentaire ou fiction ?

Le vaste plateau de la Cour d’honneur est coloré. Il reconstitue un gymnase au sol vert, sur lequel se superpose le dessin de plusieurs terrains de sport. Le long du mur, des espaliers et des porte-manteaux auxquels sont pendus des dossards, des paniers de basket et des buts de foots, d’épais matelas empilés, un tremplin de gym, un caisson de bois au centre et des gradins côté cour. Il y a également des lavabos blancs qui mènent à des toilettes aux portes bleues, au-delà des ogives. Dans cet espace scolaire, se distingue la présence imposante d’un garant de l’ordre, costume et képi noirs, qui regarde sévèrement le public qui attend. Sa présence détone dans cet espace, comme celle des autres silhouettes plus discrètes qui peuplent le vaste paysage que compose la scénographie : des corps tous adultes, peu athlètes, recouverts de plusieurs couches de vêtements qui expriment le froid, et qui attendent.

Ce qu’ils attendent, c’est d’être appelés, par les employés de l’aide sociale (« welfare »), qui s’y mettent à plusieurs pour régler l’une après l’autre les situations des visiteurs d’un centre d’urgence, situé à New-York à la fin de l’année 1973. Ils sont deux ou trois, parfois même quatre, pour comprendre les problèmes indémêlables des personnes qui patientent une bonne partie de la journée, armés de leur dossier pour essayer d’obtenir une ouverture de droits, un chèque d’urgence, une information nécessaire à la sécurité sociale pour débloquer le versement de l’argent qu’on leur a promis, ou un changement de nom pour l’attribution des aides. Ce dernier cas est celui de la première personne reçue, une femme enceinte de huit mois venue avec un autre enfant en bas âge, qui voudrait recevoir les aides à son nom plutôt qu’à celui de son mari. Ferme, elle déclare que tous les papiers exigés sont dans son dossier. Quand les employés du centre soulèvent un point qui pourrait compromettre la démarche, la femme proteste sans faiblir en marchant de long en large dans le vaste espace, avant de laisser entrevoir le désespoir qui la ronge. Les employés du centre lui promettent une solution d’ici la fin de la journée et lui demandent de patienter.

Viendront ensuite s’expliquer un couple dont la situation conjugale n’est pas très claire, une femme à l’identité incertaine qui sort de l’hôpital et qui n’a pas reçu le chèque qu’elle attendait, un homme qui voudrait voir la même personne que la dernière fois car on lui a volé tous ses papiers, un autre qui prétend que sa situation est plus urgente que celle des autres car son chien est dehors, dans le froid, et que son HLM a brûlé, un vétéran de guerre, une femme qui accompagne sa mère domiciliée en Caroline du Nord mais qui reçoit des soins à New-York où son mari est hospitalisé… Tous défilent les uns après les autres, non pas dans l’intimité d’un bureau, ou au-delà d’une frontière supposée assurer le respect de la confidentialité, mais au contraire exposés à la vue et à l’écoute de tous, ce qui engendre des réactions parfois vives de ceux qui attendent à ce qui se dit. En outre, les travailleurs sociaux qui les reçoivent sont très clairs : ils seront reçus les uns après les autres, selon l’ordre d’arrivée, et n’entendront pas les personnes suivantes avant d’être allés au bout du dossier en cours. Cette règle stricte crée du remous, aiguillonne l’impatience éprouvée par une attente déjà longue. Une attente décuplée par la pause du personnel au milieu de la journée, qui laisse les solliciteurs livrés à eux-mêmes.

Cette scène-là, qui interrompt l’ordre de passage et replace tout le monde à égalité, avec pour seule présence étrangère le policier garant de l’ordre, constitue une acmé. Auparavant, la première partie du spectacle se déploie comme une série de portraits sous la forme d’un flux continu – mais un flux tempétueux, car les situations exposées brassent des affects puissants. Il y a d’un côté le désespoir et la colère des personnes qui viennent demander de l’aide, et le désemparement du côté de celles qui pourraient leur apporter, qui oscillent entre écoute, bienveillance, bonne volonté, et exaspération. Les pôles se cristallisent entre Elaine, rigide, et Olivier, qui rappellent les fondements humanitaires de l’Aide sociale. Les protocoles qu’ils ne cessent de convoquer pour telle ou telle démarche apparaissent à la fois comme une barrière et un rempart. Ils empêchent de venir directement au secours de la détresse des demandeurs, mais ils permettent aussi de contenir les excès ou abus qu’ils entrevoient. La pause des employés vient alors décanter la gravité qui s’accumule au gré des cas exposés et des impasses successives sur lesquelles ils débouchent. Menés par Mexianu Medenou, qui paraissait le plus hostile aux autres jusque-là, les solliciteurs se laissent aller à une soudaine légèreté autour d’un ballon de basket et d’une guitare, et laissent leur solidarité jusque-là contenue s’exprimer pleinement. Cette pause offre également l’une des scènes les plus intéressantes du spectacle, celle au cours de laquelle le vétéran de guerre déverse toute sa haine raciste au policier noir qui a un moment enlevé son uniforme, et que celui-ci répond à la violence insupportable de ses propos non par l’autorité mais par un pacifisme redoutable, qui retentit comme une leçon.

C’est ensuite encore autour de ce policier, incarné par Salif Cisse, que s’agrège l’attention après le retour des employés, quand il leur rappelle, alors que le ton monte, que la fatigue fait dire des phrases ou faire des gestes déplacés à l’égard des personnes reçues dans le centre, que la responsabilité qui lui revient de maintenir l’ordre peut aussi bien s’exercer envers eux que les demandeurs, et qu’il pourrait bien les remettre eux aussi à leur place si c’était nécessaire. La dernière partie du spectacle complète ainsi la fresque esquissée avant la pause, avec de nouveaux problèmes, des semblants de solution, des conflits, quelques résolutions qui apportent du soulagement et de la joie – quoique toujours teintés d’inquiétude – et des désespoirs qui se déchaînent, de part et d’autre, car la menace de la rue qui pèse est insupportable à tous. Des années 1970 aux États-Unis à la France aujourd’hui, l’état des lieux dressé paraît inchangé : la défaillance du système social est toujours aussi flagrante, la précarité des plus pauvres et des structures qui leur viennent en aide toujours plus grande, et le racisme a beau avoir sensiblement changé de cible, il est toujours aussi violent et virulent. Quel que soit le contexte spatio-temporel avec lequel il est appréhendé, ce centre d’aide social met en évidence l’échec criant de notre modèle économique et le peu d’importance que les politiques publiques accordent aux marges de la société.

Du point de vue strictement théâtral, le spectacle prend la forme d’un long plan-séquence, art dans lequel Deliquet s’est perfectionnée au gré de ses spectacles. L’enchaînement des scènes est fluidifié par la position debout des personnages engagés dans le dialogue, par quelques micro-conversations qui densifient les moments de crise, par des gestes discrets qui font de la scène un tableau offert à la contemplation, ponctué de scènes d’éclats ou de manifestations de soutien. La scénographie est très peu mobilisée dans tous les détails dont elle est faite, elle est un simple décor. À l’opposé de Philippe Quesne à la Carrière de Boulbon, la metteuse en scène ne fait pas non plus grand-chose du Palais des Papes, à deux fenêtres qui s’illuminent près. Pas de grande projections vidéos sur le mur, d’investissement des intérieurs et contours, ni de référence indirecte, accidentelle ou implicite au lieu. À nous de le charger de sens, d’établir un lien symbolique entre le sujet traité et ce cadre chargé tout à la fois d’histoire et d’histoire du théâtre.

Mais plus que ces réserves d’ordre esthétique, un certain malaise empêche d’apprécier le seul spectacle de relations humaines complexes que le théâtre de Deliquet restitue avec finesse. Le malaise est causé par le pacte de départ : il ne s’agit pas ici d’une pièce de Lars Norén ou d’un spectacle d’Alexander Zeldin, artistes qui se sont intéressés à des réalités similaires dans leurs œuvres. Il s’agit de l’adaptation d’un film documentaire. Deliquet dit clairement ne pas prétendre à un théâtre de type documentaire à partir de ce matériau, et aspirer plutôt à la fiction. Elle aborde donc le scénario de Wiseman comme elle a abordé précédemment ceux de Bergman, Desplechin ou Fassbinder en s’efforçant de le dissocier de l’œuvre cinématographique qui le réalise. Cependant, le scénario ne relève cette fois pas de la fiction, il naît d’une enquête documentaire retravaillée au montage. L’adapter à la scène a pour effet de transformer les personnes réelles en personnages, leurs situations en scènes qui pourraient paraître dramatisées, un peu grossies pour plus d’efficacité, leurs réactions et névroses en des répliques aux effets parfois comiques, par une écriture qui chercherait à contrebalancer le tragique de la réalité représentée par le rire – qui survient à plusieurs reprises. Le théâtre a ainsi pour effet d’introduire de la distance par rapport au film, de substituer à l’empathie et la réflexion auxquelles invite le documentaire un certain détachement, à solliciter une attention de type artistique au rythme et à l’incarnation.

Paradoxalement, la mise en valeur de la performance théâtrale aurait pu annuler cet effet. En témoignent deux contre-exemple. D’une part, Un jour tout s’illuminera, de Sergi Emiliano I Griell, programmé dans le Off au Théâtre du Train Bleu. Le spectacle est lui aussi inspiré d’un documentaire, de Mosco Boucault, intitulé Roubaix, commissariat central, affaires courantes – documentaire interdit à la diffusion qui a inspiré Arnaud Desplechin pour un film récent. Le spectacle reprend tous les mots et silences du film à partir desquels est reconstituée une enquête judiciaire sur un fait divers, mais invente un langage scénique et corporel à partir de lui. Un langage délicat et expressif inspiré du mime, à la précision chorégraphique, qui crée des effets de sens et met en lumière les relations souterraines entre les différents protagonistes, en-deçà du langage. La théâtralisation est aussi mobilisée dans une série documentaire récente en quatre épisodes sur l’affaire d’Outreau. Outre les images d’archives et témoignages des personnes impliquées, certaines scènes sont reconstituées par des acteurs et actrices dans des décors. Cet exercice de re-performance, mis en valeur par les dialogues des acteurs et actrices avec la personne qu’ils doivent incarner, par un cadrage qui ne masque pas les rails, perches, caméras et envers des décors, est mis à contribution pour mieux sonder les personnalités et les relations humaines et comprendre le fiasco judiciaire qu’a entraîné une enquête sur des agressions sexuelles sur mineurs.

Julie Deliquet ne prend pas le parti de la théâtralisation. Ses acteurs et actrices collent à la peau de leur personnage, la temporalité du spectacle épouse celle de la situation restituée, aucun travail visuel ou sonore n’est mis en évidence, à l’exception de deux interventions d’un musicien. Le spectacle se situe ainsi à la fois trop proche du film documentaire d’origine, et pas assez nettement éloigné. Il occupe un endroit d’indétermination qui trouble le rapport entre le public et l’œuvre, empêche de l’apprécier indépendamment de ses sources, détourne l’attention du propos qu’il amène au plateau à la démarche même d’adaptation à la scène d’un documentaire – démarche dont les enjeux sont finalement très différents de celle qui consiste à adapter un scénario de fiction.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Welfare », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

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