« LOVE » d’Alexander Zeldin à la Commune d’Aubervilliers – informer la sensibilité grâce à une représentation naturaliste du réel

Alexandre Zeldin, jeune artiste britannique, est accueilli en France depuis 2018. Le succès que rencontrent ses spectacles amène à reprendre, déjà, le premier avec lequel il a été accueilli en France il y a quatre ans, LOVE, spectacle alors présenté au sein de la trilogie The Inequalities dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, et cette fois présenté à la Commune d’Aubervilliers. Alors qu’il nous avait transporté au cœur d’un Ehpad l’an dernier, avec Une mort dans la famille, Zeldin nous immerge cette fois dans un hébergement d’urgence pour familles et individus expulsés de chez eux, en attente d’une solution de relogement pour éviter la rue. Dans cet espace à la fois intime et collectif se croisent plusieurs personnages. Près de 150 ans après Zola qui appelait de ses vœux un théâtre naturaliste afin que le drame agonisant de son époque devienne « moderne et réel », Zeldin paraît réaliser l’ambition que formule le maître du naturalisme au moment où il adapte Thérèse Raquin : « j’ai tenté de ramener continuellement la mise en scène aux occupations ordinaires de mes personnages, de façon à ce qu’ils ne jouent pas, mais à ce qu’ils vivent devant le public ».

Le public nombreux de l’Embarcadère, annexe de la Commune située juste en face du théâtre, est confronté au réalisme extrême d’un espace tandis qu’il attend le début du spectacle. La scène représente un de ces intérieurs où tout est utile et où rien n’attire l’œil, à part un petit cadre représentant des silhouettes avec des parapluies sur l’un des murs. Le genre de lieux auquel on ne prête pas grande attention, jusqu’à ce qu’ils soient reconstitués au théâtre : portes battantes, signaux de sorties de secours, extincteurs, radiateur vétuste, prises électriques parfois de travers, chaises et tables en plastiques, coin cuisine rudimentaire en inox avec un peu de vaisselle, des plaques, un micro-ondes et un mini-frigo. La scénographie rappelle le dernier spectacle de Caroline Guiela Nguyen, Fraternité, conte fantastique, les couleurs pastel en moins, et avec elles, la projection dans un futur apocalyptique.

Ici, l’unique temps qui existe est le présent, un présent étiré et trivial : le spectacle commence par l’irruption d’un homme cul nu avec un rouleau de papier toilettes à la main, qui s’enferme dans une petite pièce qu’on devine être les toilettes par les bruits qui en émanent. Zeldin pose d’emblée les choses très clairement : ce qu’il nous invite à voir, c’est simplement ça, un espace désolé composé de toilettes dans lesquelles un homme se vide. Plus tard, nous verrons d’autres êtres qui vont aux toilettes, qui se lavent ou qui mangent – des tartines, des sandwichs, de la soupe, des gâteaux. Les acteurs et actrices ne cessent de manger tout au long du spectacle, mais sans plaisir. Ils incarnent des personnages qui se débattent avec les employées de la mairie qui doivent leur trouver une solution de relogement, le prix des courses, les rendez-vous médicaux, le rythme scolaire. Des personnages qui mangent donc des œufs brûlés et des produits transformés bas de gamme, achetés ou récupérés à la Banque alimentaire, comme l’indiquent leur texture, leurs couleurs ou leurs emballages. C’est cette précision des détails qui évoque le naturalisme rêvé par Zola et réalisé par André Antoine, qui n’aurait pas démenti une telle mise en scène. Une précision donnée à apprécier à une partie du public, assise sur scène, dans deux recoins de l’espace commun, dont les réactions aux détails serviront de loupe au reste de la salle.

Outre la salle de bain, l’espace commun débouche sur trois portes numérotées 4, 5 et 6. Derrière la première, vivent un fils et sa mère incontinente, ici depuis des mois ; derrière la deuxième, une famille recomposée qui vient d’arriver, constituée d’un père, de ses deux grands enfants et de sa nouvelle compagne enceinte jusqu’au cou, tous récemment expulsés de leur logement car le loyer a augmenté, et dont les allocations sont en suspens pour un rendez-vous manqué ; derrière la troisième, une femme voilée regardée de travers par la vieille de la porte 4, qui vient parfois chercher du réseau au milieu de la salle pour appeler un proche, à qui elle parle en arabe. Ses propos ne sont pas traduits contrairement à l’anglais que tous ont en partage, mais on devine ce qui se dit dans les intonations. Passera encore, vivant derrière la porte 8 supposée être à l’étage, un homme que la vieille regardera lui aussi de travers, qui vient de Syrie apprendra-t-on, mais dont le passage sera court.

Pour incarner tous ces personnages, Zeldin réunit une distribution mixte à tous les plans : par leurs âges, leurs origines, les langues qu’ils parlent, et même, comme le signale la feuille de salle alors que c’est insoupçonnable, par leur rapport au métier d’acteur, car se mêlent amateurs et professionnels. Là encore, ces partis pris rappellent encore la démarche de Caroline Guiela Nguyen. En plus de nous donner à voir un de ces lieux dont on sait qu’ils existent mais que l’on ne côtoie pas à moins de travailler dans le domaine de l’assistance sociale (contrairement à l’Ehpad), Zeldin nous donne à voir des corps et des langues rarement représentés sur nos scènes. Corps abîmés par la vie, qui boîtent de vieillesse ou de blessures, le pied de travers ; corps encombré d’un ventre immense qui précipite l’avenir ; corps tendu par la faim, ou l’anxiété ; corps alangui par la faim encore, ou abattu par le découragement. Les acteurs et actrices réunis collent à leur personnage, tant et si bien que les deux jeunes qui jouent les enfants de Dean sont authentiquement frère et sœur dans la vie réelle.

Si on ne retrouve pas le travail singulier de la langue qui distinguait Une mort dans la famille, la beauté de ce spectacle se niche en de multiples endroits. Dans ces choix que l’on devine sans imaginer pour autant leur radicalité, et plus encore dans le fait que, contrairement à Zola, Zeldin n’orchestre pas toutes les données narratives qu’il coordonne dans le sens d’un drame. L’occupation d’un espace commun que personne ne semble régir, si ce n’est de loin, suffit à créer une tension dramatique entre les personnages, qui toujours se surprennent ou se dérangent, quand ils ne se risquent pas à s’approcher. Le metteur en scène nous confronte à l’attente de ces personnages, tout en travaillant la nôtre : la famille recomposée réussira-t-elle à quitter ce logement d’urgence avant de la naissance imminente de l’enfant à venir ? ou avant Noël ? Les liens esquissés entre les colocataires, en particulier avec le plus jeune, la plus accessible, Paige, permettront-il d’atténuer la détresse de chacun des personnages ? La solidarité naîtra-t-elle dans ce purgatoire, au-delà de la seule cellule familiale éprouvée par la situation, alors qu’elle fait défaut partout autour ? Zeldin ne raconte pas un conte de Noël, ni un drame à la Zola ou Dickens. Il s’installe dans le présent suspendu de ces personnages, pas moins racistes, égoïstes ou violents que nous, ni touchés par une forme de grâce qui naîtrait de la misère – ni meilleurs ni moins bons en somme.

Il y parvient en assumant plusieurs plans dans sa dramaturgie : au premier, la famille recomposée ; au deuxième, la mère et son fils ; plus loin, la femme voilée, et plus loin encore, l’homme syrien. Le metteur en scène ne se soucie pas de satisfaire l’égo de toutes les personnes qu’il réunit pour le spectacle ou de trouver un équilibre entre ses personnages, du point de vue fictionnel. Ces différents plans assumés comme tels confèrent une profondeur de champ immense au spectacle – de même que sur scène, les portes entrouvertes des chambres laissent entrevoir des mondes grâce à une multitude de détails laissés dans l’ombre. Par ailleurs, Zeldin choisit de décharger la dramaturgie de toute direction. D’une scène à l’autre, séparées par des trous noirs saturés de sons, il ne se passera rien d’autre que l’attente d’un prochain rendez-vous ou d’un coup de téléphone à la mairie, attente privée de toute forme de résolution heureuse ou malheureuse. Importe moins de nous raconter une histoire que de nous faire regarder ces êtres se laver, manger, s’écharper au sujet d’un mug, s’apprivoiser grâce à une chanson, de nous amener à prêter toute notre attention à Paige qui répète son spectacle de Noël, à Col qui lave les cheveux de sa mère dans l’évier, à Emma qui nettoie de la merde sur le sol.

Il y a quelque chose de cru, dans tant de littéralité, mais Zeldin ne cherche pas à choquer. Son intention est plutôt de mettre en prise avec ces réalités dont on détourne le regard, de nous amener à constater le courage que recèlent des vies si vulnérables, de nous inviter à tendre la main à la vieille, sans pathos ni misérabilisme, car tous ses personnages restent dignes même au cœur de la détresse. Ces personnages qu’il fait vivre, qu’il a créés à partir de témoignages, d’expériences personnelles, d’improvisations, d’œuvres littéraires ou de documents nous offrent un reflet peu reluisant de notre société, mais sans culpabilisation, sans accusation. Ce que veut par-dessus tout nous faire voir Zeldin, c’est combien l’amour résiste. Le mot tendre du titre est aussi bien adressé à Paige, qu’Emma ou Col. L’abattement, le découragement, l’anxiété que génèrent la situation des personnages n’anéantissent pas l’amour, manifesté par des étreintes, des baisers, des gestes maladroits, des bribes de joie aussi fragiles que les guirlandes accrochées au mur. Malgré cette idée structurante, le spectacle n’est pas non plus naïvement humaniste, ou moraliste. Le naturalisme de Zeldin cherche à susciter l’empathie, ou du moins une attention aiguë à un pan de réalité – cette attention que Simone Weil, dans d’autres circonstances, voulait attirer sur le quotidien des ouvriers et ouvrières, pour inspirer une réforme profonde du travail en usine. Grâce à tant de finesse, le spectacle en vient à informer la sensibilité, aux deux sens du terme : lui apporter la connaissance et la modeler.

F.

 

Pour en savoir plus sur « LOVE », rendez-vous sur le site de la Commune.

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