« Nous revivrons » de Nathalie Béasse au Théâtre de la Bastille – impressions d’impressions tchekhoviennes

Nathalie Béasse est de retour au Théâtre de la Bastille, qui accueille fidèlement ses spectacles depuis plusieurs années. Le dernier en date, Nous revivrons, est une commande de la Comédie de Colmar et du Théâtre national de Strasbourg, avec la complicité du programme 1er acte qui soutient la visibilité des jeunes issus de la diversité sur les plateaux de théâtre. Nathalie Béasse a ainsi travaillé pour la première fois avec deux acteurs et une actrice, et a choisi pour point de départ L’Homme des bois, pièce inachevée de Tchekhov qui contient en germe Oncle Vania, mais aussi Les Trois Sœurs et La Cerisaie. Ce texte n’est qu’un point de départ, comme le signale la locution « d’après », car le travail singulier de la metteuse en scène consiste tout à la fois à effacer le texte, dont ne restent que des bribes, et à le rejoindre par des actions performatives. Le résultat prête à la rêverie autant qu’à la réflexion, sur notre état moral et sur le théâtre.

Le spectacle a lieu dans la petite salle de la Bastille, dans laquelle le public est contraint de marcher sur le plateau pour rejoindre les gradins. Il passe ainsi à côté d’une table, entourée de quelques chaises, occupée par une carafe d’eau et quelques verres, et ornée de ballons gonflés à l’hélium attachés aux chaises. La table est située à cour, et le reste de l’étroit plateau est vide. Mais ses marges ne sont pas nettes, des bâches, ventilateurs et seaux se trouvent sur les côtés, dans les escaliers ou les recoins de la salle, et annoncent des actions à venir. Une jeune fille entre, avec un gâteau d’anniversaire à la main. Elle avance au rythme de la musique, une musique mélancolique interprétée au piano, et il s’agit tout à la fois de suivre le rythme et de conserver les bougies allumées. Elle s’assied ensuite à la table, constate sa solitude en regardant chaque chaise vide autour d’elle, puis elle souffle ses bougies, avant d’accroître encore sa solitude en coupant un à un les fils des ballons, qui s’envolent et disparaissent dans les cintres.

L’immense mélancolie qui se dégage de cette entrée en matière, déjà tchekhovienne d’une certaine manière, est brutalement congédiée par une interruption de la musique et un éclairage vif de la scène, puis par une adresse directe de Julie Grelet qui nous salue, se présente et annonce qu’elle va jouer quantité de personnages féminins entre lesquels on se perd aussitôt, tout en croyant reconnaître une esquisse d’Ivanov. Puis elle présente ses deux partenaires, Mehmet Bozkurt et Soriba Dabo, qui préviennent eux aussi qu’ils vont jouer plusieurs rôles, et même qu’ils seront à tour de rôle « l’homme des bois », car l’un des personnages de Soriba Dabo va se suicider à un moment. Cette anti-scène d’exposition brouille les cartes plutôt que de présenter les enjeux dramatiques des scènes à venir, mais elle remplit malgré tout sa fonction en ce qu’elle avertit que les règles du jeu sont bouleversées, que la fiction sera parfois interrompue, la narration lacunaire et que les personnages ne constitueront pas même des points de repère dans cette expérimentation de l’œuvre au plateau.

Les identités sont en effet fluctuantes, comme la scénographie, qui aussitôt se métamorphose : la table est déplacée, comme les chaises, puis d’autres éléments sont amenés des côtés au centre, tels que des trophées (de biche ou d’oiseau) pour désigner un pâté ou un oiseau qui s’envole, un tas de vêtements dont il faut s’habiller le plus vite possible pour métamorphoser sa silhouette, des seaux d’eau pour dire la pluie qui arrive enfin, l’orage tant attendu, ou encore des micros, qui travaillent la texture des voix. Dès ces premières scènes, ou ces premiers tableaux, il apparaît que la règle formulée au départ que les acteurs et l’actrice prennent en charge plusieurs personnages à eux trois n’annonce pas une interprétation virtuose de la pièce de Tchekhov par une distribution restreinte. Comme dans Roses, d’après Richard III, il y a quelques années, n’importe pas ici de jouer la pièce, ni même de la restituer de manière synthétique. Il s’agit plutôt d’en faire saillir des pans. Par exemple, faire retentir un discours sur le mal de vivre – amorcé par l’anniversaire solitaire, relancé par une tirade, puis par un corps qui s’effondre sans relâche. Ou un autre sur l’urgence qu’il y a à sauver les forêts pour les générations futures. La dépression et l’anxiété écologique, deux maux caractéristiques de notre présent, sont ainsi mis en valeur et font de Tchekhov un visionnaire (sur ces sujets – pas sur celui de la cause des femmes en revanche).

Cependant, l’objectif de ce spectacle n’est pas de démontrer que Tchekhov « avait déjà tout dit à son époque ». S’il y a bien un texte à l’origine du spectacle, un texte qui résonne fortement avec notre temps, la dramaturgie n’est pas déterminée par lui. Elle est plutôt structurée par des actions performatives qu’il inspire. Qu’est-ce à dire, qu’un homme qui écrit ne fait que brasser du vent toute la journée ? Cela peut vouloir dire danser avec des bâches en plastique légères qui s’envolent grâce au souffle d’un ventilateur et s’en coiffer avant qu’elles ne retombent au sol, en les accompagnant dans leur chute. Qu’est-ce à dire, boire dans le même verre pour se réconcilier ? C’est peut-être faire glisser un verre plein d’un bord à l’autre d’une table sans le renverser, avant de jouer seule une scène entre deux femmes, et passer ainsi, littéralement, du rire aux larmes. Qu’est-ce à dire, se disputer pour un domaine à vendre ? Ce peut être de s’envoyer un seau de terre à la figure – non pas son contenu, mais bien le seau, dont le contenu déborde parfois.

De nombreuses ruptures du point de vue musical soulignent l’autonomie de chacune de ces actions, qui ne prétendent pas s’inscrire dans une quelconque continuité. L’une après l’autre, elles mettent en nage les acteurs et l’actrice qui courent à travers les bois pour fuir un danger qui les poursuit, qui dansent, ou qui peignent à toute allure la carte des forêts qui disparaissent progressivement. Entre deux scènes performatives, le texte revient, pour donner sens à ce qui précède ou ce qui suit, pour faire entendre un discours prémonitoire ou exprimer une forte tension entre deux personnages – alors que le contexte et l’objet de la tension nous échappent. L’alternance met en difficulté les interprètes. Il est difficile d’assumer le décalage entre actions et mots, actions pleinement présentes et mots colorés par le passé, chargés d’une densité narrative laissée de côté. La dramaturgie creuse ce décalage plutôt que le résoudre, avec l’intention de le sonder, mais la charge qui revient aux jeunes acteurs et actrice est lourde à porter. Nathalie Béasse les voudrait des passeurs du texte, ce qui impliquerait de se laisser traverser par lui, de conjuguer mise à distance et intensité de la traversée au présent, mais cette modalité de jeu extrêmement subtile et exigeante n’est pas toujours atteinte.

Tous trois sont bien plus convaincants dans l’appropriation sensorielle, physique, plastique de l’œuvre, dans l’engagement physique qu’implique cette appropriation, bien plus immédiatement éloquente que le texte. Le paradoxe qui se dégage dès lors de ce spectacle est que le public semble davantage mis au contact du texte par les corps que par les mots. Le travail de répétition, comme le révèle un entretien de la metteuse en scène, a progressivement consisté à faire disparaître le texte, pour que n’en restent que les impressions de la lecture, les images, les vibrations, dissociées des mots. La question que soulève cette démarche est dès lors : qu’est-ce qu’on transmet d’une œuvre quand on travaille à partir d’impressions, de souvenirs ? Quand on connaît Tchekhov, on perçoit la justesse de certaines images, qui expriment avec beaucoup de clarté et de nuance certains thèmes que l’on retrouve dans d’autres de ses œuvres. Mais que nous aura-t-il été donné à percevoir de L’Homme des bois ? Des impressions d’impressions, à de nombreuses reprises puissantes dans leur surgissement, qui se déposent hors du langage. Des impressions moins joyeuses que le titre du spectacle ne le promettait : comme dans Aux éclats, la mélancolie tend à l’emporter sur l’élan de vie recherché. Ces impressions n’en touchent pas moins, au contraire, et l’on s’attache à les inscrire dans un coin de notre sensibilité, pour retrouver sous forme d’images et de gestes les états indicibles qui nous traversent.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Nous revivrons », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.

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