« Oncle Vania » de Galin Stoev à Points communs – Tchekhov insubmersible

L’Oncle Vania de Galin Stoev, créé il y a un an au ThéâtredelaCité à Toulouse que le metteur en scène bulgare dirige, poursuit sa tournée française en passant par Pontoise. La mise en scène propose une lecture résolument contemporaine de la pièce de Tchekhov, projetée dans un « futur dystopique » et retraduite avec quantité d’anachronismes qui surlignent le caractère prémonitoire des préoccupations du médecin Astrov et du mal-être des autres personnages. L’approche ludique mais parfois arbitraire de Galin Stoev est rattrapée par une distribution qui fait percevoir quantité de nuances et révèle le caractère insubmersible de Tchekhov.

L’espace reconstitué sur scène est indéchiffrable. Il évoque une espèce de hangar, jonché de pneus, de cartons et de valises, structuré par une paroi de verre dépliable, derrière laquelle pendent de larges bandes de plastiques qui séparent le dedans du dehors. L’endroit est décati, caractérisé par l’absence de toute matière ou objet noble. Les présences humaines à venir sont signalées par un tabouret à roulettes, des chaises pliables et un thermos à thé industriel plus daté qu’autre chose, et tout cela nous projette vers les années 1970 plutôt que vers le futur dystopique promis par le metteur en scène.

Les neuf personnages de la pièce entrent tous en même temps et se placent sur les chaises alignées, avec quantité de manières. La Nounou tourne autour d’eux avec un bâton tors avant de le confier au médecin Astrov, qui alors prend la parole. Ce bâton se passe ensuite de personnage en personnage au gré des répliques, sans qu’on sache bien pourquoi – ni non plus pourquoi, ce manège, à un moment, s’arrête. L’entrée en matière situe bien loin du faste un peu poussiéreux que l’on peut projeter en lisant le texte de Tchekhov sur le domaine qu’entretiennent Sonia et Vania. Ici, tout est pauvre et laid – les costumes mis à part, détail inexplicable – et les personnages sont même obligés de partager un unique sachet de thé pour eux tous. Les descriptions d’Astrov des forêts alentours, qui perdent chaque année du terrain, paraîtront difficiles à imaginer depuis ce lieu, et les poules qui viendront habiter le plateau à la fin du spectacle suffiront à peine à rappeler les travaux des champs auxquels reviennent la nièce et son oncle.

La présence des acteurs et actrices fait surmonter cette illisibilité première en dessinant les rapports qui unissent les personnages. L’assemblée imaginée par Tchekhov est hétéroclite : il y a Vania, sa mère et sa nièce ; son beau-frère revenu vivre dans son ex-belle-famille, avec sa nouvelle femme qui a presque l’âge de sa fille ; Astrov, le médecin et ami de la famille ; la Nounou et l’homme à tout faire, « Gaufrette ». Quantité de tensions se dégagent de leurs interactions, et tout particulièrement de celles de Vania et son beau-frère Sérébriakov, professeur qu’il estimait beaucoup dans sa jeunesse, que sa mère adule encore, mais pour lequel il n’a désormais plus que mépris alors que tous les espoirs qu’il incarnait ont été déçus. Son retour au domaine avec la jeune Elena, sa nouvelle femme, produit en outre l’effet d’un poison : depuis leur arrivée, tous sont touchés par l’inertie et l’oisiveté, la Nounou se plaint que le thé est bu froid et que les repas sont pris à des heures indues. Cet effet se double d’un autre : chacun se trouve ressaisi à un endroit jusqu’ici délaissé, celui du désir. Vania et Astrov désirent Elena, qui confie avoir pris pour de l’amour l’admiration qu’elle éprouvait pour le professeur au moment de leur rencontre, et qui accuse depuis leur différence d’âge ; et Sonia désire Astrov.

Ces impasses successives sont déployées au long des quatre actes, alors que les personnages excitent leurs nerfs à force de vodka, de nuits blanches et de tentatives de séduction. Les acteurs et actrices réunis par Galin Stoev donnent corps à cette intensité émotionnelle : Suliane Brahim incarne une Elena rayonnante qui déchaîne les passions ; les humeurs tristes et antipathiques de Vania sont portées par Sébastien Eveno ; Marie Razafindrakoto exprime tout en réserve les élans amoureux et le dépit de Sonia ; et la tendresse infinie de la Nounou nous parvient grâce à Catherine Ferran. Se manifeste parfois un certain maniérisme dans le jeu, en particulier lorsqu’intervient l’homme à tout faire, incarné par Côme Paillard, ou que le professeur, Galin Stoev lui-même, quitte ses livres pour faire la leçon aux autres.

De nombreux partis pris de mise en scène et de direction ne s’expliquent pas et maintiennent à distance, rendent un peu sceptique. La traduction du metteur en scène réalisée avec Virginie Ferre y est pour beaucoup. Même André Markowiz, qui n’hésite pas à tordre la langue française dans tous les sens et à mobiliser tous les registres possibles pour mieux rapprocher de nous les textes qu’il traduit, la trouverait sans doute excessive dans ses anachronismes et l’ampleur des niveaux de langue brassés. Les décalages de ton souvent radicaux font à plusieurs reprises sursauter sans pour autant découvrir de nouveaux accents au texte de Tchekhov, au contraire aplati par ces trouées. Retentit malgré tout – ceci peut-être quelle que soit la mise en scène – l’actualité sidérante de cette pièce. Cyril Gueï porte puissamment les répliques du médecin Astrov, qui déplore la déforestation en exposant sa progression par jets de peinture sur de grandes bâches de papier – réminiscence du beau spectacle de Nathalie Béasse, Nous revivrons – et accuse nos modes de vie anthropocènes qui sacrifient à tour de bras les ressources que l’on ne peut reproduire.

Nous atteint aussi le caractère crépusculaire de cette pièce, ici accentué par les lumières qui disent les orages nocturnes, les courts-circuits électriques qui font des étincelles ou le piano mécanique qui joue seul et déraille. Ou les spéculations financières du professeur, qui envisage la vente du domaine. Ou encore le pessimisme contagieux de Vania, son découragement irrémédiable ainsi que les élans lyriques qui le reprennent parfois, ainsi qu’Astrov, Elena ou Sonia. Cet écartèlement, entre désespoir et espoir, abattement et élan, dit quelque chose de nos vies. La troupe constituée l’exprime de manière particulièrement vive à défaut de parvenir à donner sens à tout le reste, et vient toucher là notre sensibilité, nous ramener à Tchekhov et à la justesse de son écriture dont le temps accroît la portée.

F.

 

Pour en savoir plus sur Oncle Vania, rendez-vous sur le site de Points communs.

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