Le Théâtre de la Bastille ouvre sa saison avec Aux éclats, dernière création de Nathalie Béasse initiée lors d’une résidence qui s’est déroulée au même endroit il y a plus d’un an, « Occupation 3 ». Après Le Bruit des arbres qui tombent, l’artiste inclassable propose des « variations sur la chute et le rire » – mais surtout sur le rire, comme le suggère le titre. Ses recherches ont fini par prendre la forme d’un spectacle erratique, sur le fil entre reprise de ressorts comiques éprouvés et création d’images insolites qui travaillent la sensibilité. Une espèce de désinvolture est revendiquée dans la forme non parfaitement ficelée, presque fragile, de cette œuvre, qui entend contribuer à faire l’éloge de la légèreté et de la gratuité par temps d’effondrements.
Le théâtre a cette capacité de faire voir et entendre des choses comme pour la première fois. Ici, par exemple, l’artiste nous rend attentifs à des bruits de travaux normalement occultés par notre cerveau, car considérés comme une nuisance dans la vie quotidienne. Reproduits dans l’enceinte d’un théâtre, l’ouïe leur accorde enfin de l’attention. Ils surgissent alors que la scène est vide, mis à part quelques accessoires sur les côtés. Les bruits – coups, frottements métalliques, moteur de perceuse – viennent des coulisses. Le caractère intrusif de ces sons qu’on entend plus qu’on ne voit au jour le jour, leur capacité extraordinaire à envahir un espace, est bientôt figurée par de la poussière qui tombe sur la scène, un liquide blanc qui se répand sur le plateau, ou de la fumée qui prend la forme d’un nuage avant de disparaître.
Parmi ces bruits, des voix, qui suggèrent à un moment donné une blessure, suivie de malédictions. La scène donnée à imaginer conforte l’amusement que provoquait l’écoute des bruits de travaux inattendus au théâtre, incongrus même, et fait survenir le rire. Les voix circulent derrière les murs, jusqu’à ce qu’arrivent trois hommes, en costume deux ou trois pièces gris. Leur apparition convoque le souvenir d’un spectacle de la compagnie norvégienne Jo Strømgren, There, qui se révèle très proche, dans sa forme et son propos, de celui de Nathalie Béasse. Mais les trois acteurs ne montent pas tout de suite sur scène ici. Ils commencent par se faire passer pour des spectateurs qui se cherchent une place parmi le public essaimé par les ouvreurs, qui changent plusieurs fois d’avis – sous prétexte que le siège est mou ou qu’ils sont trop près du plateau – et qui commentent ce qu’ils voient : nous. Ce miroir tendu au spectateur, à nouveau, fait rire.
L’un boude un moment, s’isole, puis revient à côté des deux autres pour lire un texte sur le rire – peut-être de Bergson, mais peut-être pas, peu importe. Ce texte livre une description physiologique du rire, une typologie des circonstances dans lesquelles il apparaît, avant de souligner la proximité de cette réaction avec celle des pleurs. Pendant que le premier lit, les deux autres jouent à « Tu me tiens, je te tiens, par la barbichette… » et illustrent en partie le propos en riant et en faisant rire à force de se distribuer des claques. Les trois compères peinent ensuite à trouver le moyen de monter sur le plateau – resté vide tout ce temps – sans rompre totalement la dynamique mise en place. La transition est lâche, mais ce n’est que la première d’une série, alors que sont mis bout à bout des gags plus ou moins réussis soutenus par des masques, des costumes ou des accessoires, des tours de magie de pacotille, des moments dansés, des courses-poursuites, des pantomimes, des sketchs en langue étrangère, etc.
A mesure que ces « éclats » plus ou moins éclatants s’enchaînent, le rire tend à se dissiper, laissant place à une mélancolie nourrie par la musique, voire à l’ennui. L’attention est cependant rattrapée in extremis lorsque se mettent à choir des cintres toutes sortes des matière : poudre, sable, pâtes, matelas, valise, eau, terre, feuilles de papier… Ces simples chutes créent l’image puissamment poétique de l’effondrement du monde, et suggèrent, par contrecoup, la nécessité de continuer à rire, de trouver encore la force de rire au milieu des décombres. Nathalie Béasse dit vouloir faire l’éloge du petit, du non-spectaculaire, du raté, du « lâcher-prise », comme elle dit. Son spectacle se distingue par une humilité qui colle au propos, mais on ne peut s’empêcher de regretter qu’il n’y ait pas une dramaturgie – textuelle, musicale, physique ou visuelle – plus puissante, capable de donner davantage de liant à l’ensemble ou de conférer plus d’épaisseurs aux trois personnages qui restent jusqu’au bout de purs supports, afin d’embarquer un peu plus la sensibilité et mieux y inscrire la pertinence de ce propos.
F.
Pour en savoir plus sur « Aux éclats », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.