« Poquelin II » des tg STAN à la Bastille – la puissance de jeu de Molière révélée par des Flamands ironiques

L’année Molière – dont le quadricentenaire de la naissance a été fêté de multiples manières ces derniers mois –, et plus largement l’année théâtrale 2022, se terminent en beauté avec Poquelin II, spectacle du tg STAN créé en 2018 et pour la première fois présenté à Paris, à la Bastille toujours. Le « II » du titre, qui inscrit ce spectacle à la suite d’un autre créé en 2003, annonce discrètement un diptyque, composé de L’Avare et du Bourgeois gentilhomme. Les deux comédies sont jouées l’une après l’autre, sans transition. Cette soirée deux en une fait prendre la mesure du talent du collectif, tout comme de la puissance de jeu du théâtre de Molière, dont le texte n’a jamais été aussi bien entendu que dans la bouche de ces Flamands.

La salle est comble, et le public paraît d’autant plus nombreux qu’il entoure trois côtés de la scène, au centre de laquelle se tiennent des tréteaux en bois. Le dispositif ramène à Molière, mais aussi à Copeau, ou plus récemment à la Kabale de Castorf. L’accès à ces planches en bois illuminées par en-dessous se fait par plusieurs escaliers, dont les marches sont trop étroites pour les grosses chaussures de Damiaan de Schrijver. Au-dessus, des néons font de ces tréteaux un ring sur lequel s’affronter. Avant le début du combat, les visages familiers du collectif sont camouflés parmi les spectateurs et spectatrices, qui attendent avec impatience, tout en redoutant les trois heures de spectacle sans entracte annoncées.

Jolente de Keersmaeker, l’une des membres iconiques du collectif, présente dans chacune de ses créations ou presque, ouvre le bal. Revêtue d’une robe t-shirt blanche à strass bien courte, elle toise Stijn Van Opstal. Aucun mot n’est prononcé encore, mais ils se tournent autour, se reniflent, irrémédiablement attirés l’un par l’autre. Mais quelque chose retient Jolente de Keersmaeker. Les répliques arrivent et donnent sens à ce manège, cette pantomime grotesque qui déjà fait rire. Ils sont Valère et Élise, ils s’aiment, mais Élise se méfient des mots doux des hommes, de leurs déclarations d’amour qui n’assurent aucune constance. Valère ne perd pas contenance et parvient à la convaincre de céder à son penchant. Élise exprime alors d’autres inquiétudes, à l’égard de son père cette fois : il refusera le mariage, car la fortune de Valère n’est pas assez grande. Ce dernier annonce qu’il fera tout pour lui plaire, qu’il abondera dans son sens à la moindre occasion – quitte à desservir ses propres intérêts ! D’emblée, Stijn Van Opstal saisit le public par le rapport de complicité qu’il met en place avec lui, et par les infinies strates de dialogue qu’il fait tenir ensemble.

Cette scène n’est pas la première d’un melting pot Molière, d’un montage hétéroclite que pourrait présager le titre du spectacle. À quelques coupes près, la pièce – L’Avare, que chacun finit par identifier s’il n’a pas ouvert le programme de salle avant, à telle ou telle réplique, après avoir été titillé par l’inquiétude de la reconnaissance – la pièce donc, suit son cours. Arrivent ainsi Cléante, Bert Haelvoet, avec un sweat rouge en lambeaux plutôt nets, un legging taggué et des chaussures rafistolées, puis Harpagon, Willy Thomas, qui vient reprocher à son fils sa coquetterie et ses rubans qui coûtent trop cher, avant de lui annoncer qu’il a l’intention d’épouser Marianne – celle que Cléante aime, justement.

Cette comédie orchestre l’affrontement de deux générations. Le père veut marier ses enfants contre leur gré, avec pour seul critère de sélection l’argent, et se réserve pour lui-même une jeune femme peu dotée mais charmante – l’ombre d’Arnolphe plane. L’écart générationnel n’est pas parfaitement net avec les tg STAN, dont les âges ne correspondent pas à ceux de leurs personnages. Mais, comme les costumes clownesques, comme l’espace minimal qui leur sert de terrain, ce qui importe, c’est avant tout de créer des conditions de jeu – avec son partenaire, avec son personnage et avec la salle. Damiaan De Schrijver, en retrait pendant un long moment, souligne ainsi qu’il est à la fois Jacques le cocher, côté jardin, et Jacques le cuisinier, côté cour, et par ce déplacement d’un bord à l’autre de la scène, il dit en langage de théâtre l’immense avarice d’Harpagon qui lui confie plusieurs missions, qu’il s’efforce de distinguer l’une de l’autre.

Quoiqu’un gong marque à intervalles réguliers le passage d’un acte à l’autre, les tg STAN ne jouent pas toute la pièce. Quelques découpes sont faites, mais pas suivant une logique de synthèse. Tant pis, si un personnage n’apparaît qu’une fois, mieux vaut une apparition mémorable qu’un équilibre factice. Une belle part est ainsi laissée aux rôles secondaires et aux domestiques, qui dans d’autres mises en scène sont supprimés ou synthétisés, justement. Importe moins de reprendre chaque étape de l’intrigue que de dérouler la longue liste des conditions qu’Harpagon pose à l’un de ses débiteurs – son fils –, ou de nommer tous les plats que Jacques le cuisinier propose de préparer pour une dîner de fête que lui commande l’avare. Ce qui guide le collectif dans le choix de ces coupes semble être le potentiel comique du texte. Leur préoccupation première est de jouer et faire jouer. Ils se régalent donc du dénouement invraisemblable de cette comédie, dénouement permis par un récit tragicomique qui multiplie les aventures de pertes et de reconnaissance pour rétablir des liens familiaux et restaurer des fortunes.

Après la pièce de la rétention de l’argent, vient la pièce de la dépense excessive et inconsidérée. Après l’avare, vient le bourgeois qui dilapide sa fortune en se payant des maîtres de musique, de danse, d’armes et de philosophie. La transition entre les deux est sommaire. En musique, les acteurs et actrices découvrent le décor en attente au fond de la salle, redressent le rideau rouge qui recouvrait quelques fauteuils et créent ainsi des coulisses. Le tréteau n’est pas pour autant délaissé : des planches sont fixées pour le relier au plateau. La logique de coupe est la même que précédemment. Les premières scènes, entre le maître de musique et le maître de danse, l’arrivée de Monsieur Jourdain – Damiaan de Schrijver, évident dans ce rôle –, sa leçon d’armes, sa leçon de philosophie, sont soigneusement dépliées. Ensuite, un père et une fille s’affrontent encore au sujet d’un mariage, mais la première partie de la soirée permet de ne pas trop s’appesantir sur ce motif déjà exploré, et de s’amuser du dîner que le Bourgeois offre à la Marquise à qui il fait la cour, dîner opulent composé de gibier empaillé et de légumes en plastique, ou de la grande mascarade du Mamamouchi orchestrée par Jan Bijvoet en Covielle.

À mesure qu’est déployé le deuxième pan du diptyque, la pertinence de mettre en regard ces deux pièces, ces deux personnages aux marottes opposées mais semblables par le caractère extrême de leur folie ou leur aveuglement sans borne, se manifeste à chaque instant plus. Au-delà de l’avare et du bourgeois, ces deux pièces s’enrichissent l’une l’autre dans le dialogue tissé entre Cléante, Valère et Élise d’un côté et Lucile et Cléonte de l’autre, entre Frosine, la domestique d’Harpagon qui le manipule, et Nicole, la domestique de M. Jourdain qui le raisonne – Els Dottermans pour l’une et l’autre. L’enchaînement des deux comédies révèle l’efficacité redoutable de leurs dramaturgies et la puissance comique des situations que crée Molière, qui reprend les mêmes procédés en les variant.

La performance des tg STAN en fait prendre pleine conscience. Contrairement à l’avare, eux se dépensent, ce que manifestent de manière très concrète leurs postillons qui arrosent le premier rang et la température de la salle qui monte tout au long de la soirée. Leur jeu profondément physique mobilise le corps, le met en mouvement et en tension. Acteurs et actrices s’immiscent entre chaque réplique, les densifient de mimiques, de bruits, de gestes, qui tout à la fois jouent ce qui est dit, mais aussi interprètent, commentent – la réaction du personnage incarné, la ficelle de Molière ou encore la réaction du public. Ce commentaire qui se fait en direct sollicite la connivence. Quand ils ne s’adressent pas directement à la salle, quand les spectateurs et spectatrices ne sont pas intégrés dans le jeu grâce à un verre tendu, grâce à une barbe désignée, grâce à l’âge de tel ou telle pris à parti, grâce à des déplacements parmi les rangs, ils multiplient les clins d’œil, physiques ou verbaux qui rappellent qu’on est ici, maintenant, ensemble, à la Bastille, en décembre 2022. Cette espèce d’ironie dans le jeu qui fait la singularité du travail de tg STAN n’est pas une ironie destructrice, critique. Elle est au contraire créatrice, elle sollicite l’intelligence en faisant coexister plusieurs niveaux de lecture du texte, en faisant tout à la fois ressentir l’habileté de l’avare qui feint pour démasquer son fils, ou l’élan sincère du bourgeois qui veut s’éduquer et s’émerveille d’apprendre, en même temps que le ridicule abyssal du vice qui les anime.

Mais le plus fascinant, dans cette mise en scène en diptyque, c’est peut-être l’impression produite que le texte de Molière retentit avec une force inouïe. Cette impression est probablement dû en grande partie à l’accent flamand des acteurs et actrices, qui les fait buter, reprendre les enchaînements de sons qui se frottent, de consonnes qui trébuchent, de passés simples alambiqués. La distance qui les sépare d’un français maternel leur permet de révéler toute la bizarrerie de cette langue, mais aussi toute la truculence de l’écriture de Molière, qui ne cesse d’en jouer. Cette écriture devient un nouveau ressort comique pour ces Flamands, ressort qui résiste pour mieux jaillir et faire jouir. L’impression d’entendre le texte doit probablement aussi au fait que les membres du collectif n’ont pas mis un point d’honneur à le maîtriser au bout des doigts. Tous assument pleinement prendre appui sur un souffleur, qui n’est pas simple coquetterie mais bien plusieurs fois nécessaire pour pallier des oublis. Sa présence est encore prétexte à introduire du jeu, car il s’agit chaque fois de savoir s’il sera sollicité ou non, s’il sera repris avec gratitude ou coupé au bout d’un mot. Cet appui est plus profondément l’indice d’un rapport au texte dans lequel le mouvement, l’impulsion, la communication directe priment sur les mots. Ce souffleur donne enfin à penser, à qui n’a pas ouvert le programme de salle, que le diptyque est peut-être différent chaque soir, que le lendemain seront peut-être jouées Dom Juan et Les Femmes savantes, et, le jour suivant, Le Malade imaginaire et Le Misanthrope. La folie de ce projet fantasmé dans le cours du spectacle n’est pas tout à fait infondée. Le tg STAN inspire de telles folies et ce spectacle démontre qu’ils en sont capables.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Poquelin II », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.

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