« Rambuku » de Jon Fosse au Théâtre de la Bastille – scène de la vie conjugale : quelqu’un va venir

Les saisons passent, qui plus est bousculées depuis maintenant près de deux ans par la crise sanitaire, mais certains rendez-vous théâtraux se maintiennent. Le Théâtre de la Bastille accueille une fois de plus les tg STAN en cette fin d’année, offrant ainsi la stabilité d’un repère par temps troubles. Après Quoi/Maintenant et Je suis le vent, le collectif anversois revient une nouvelle fois à un texte de l’écrivain norvégien Jon Fosse, « Rambuku ». Un titre mystérieux pour un texte tout aussi mystérieux, qui invite les acteurs à mobiliser leur sensibilité pour se l’approprier, avant de solliciter celle des spectateurs. À trois au plateau, ils livrent une « scène de la vie conjugale » – titre d’un scénario de Bergman adapté par les tg STAN il y a quelques années – fondée sur une promesse : « quelqu’un va venir » – titre d’un autre texte de Jon Fosse.

Le public se presse pour monter dans la salle supérieure de la Bastille. Là-haut, une musique d’ambiance l’accueille qui contribue à apaiser les esprits agités, tandis que les acteurs se préparent tout en nous observant. Sans chercher à attirer les regards, ils se détendent la bouche par quelques grimaces, s’étirent les jambes ou le dos. Le plateau est dépouillé, comme souvent avec le tg STAN. Délimité par un parquet travaillé qui attire le regard, face à une grande tenture bleue, il est occupé par deux tabourets sur lesquels se trouvent des scripts. Autour, au-delà du parquet, une petite table, des plantes au loin. C’est à Matthias de Koning, membre fondateur de la compagnie Maatschappij Discordia qui cosigne le spectacle, qu’il revient de capter notre regard. Il y parvient sans un mot, sans un geste : d’un coup, de manière inexplicable, les bavardages cessent et les regards convergent vers lui. Il s’approche de la table et entreprend d’attraper des glaçons avec une cuillère pour les mettre dans trois verres. L’opération est délicate et il échoue à plusieurs reprises. Certains glaçons tombent sur la table, et il s’efforce chaque fois de rattraper le coup avant qu’ils ne gisent sur le sol. L’action est à la fois familière et incongrue. Dans tous les cas, elle saisit, fait sourire, et même rire à mesure que l’acteur s’impatiente.

Ce geste miniature, effectué dans le silence le plus total, n’introduit rien de ce qui suit sinon le degré d’attention qu’il faut porter à la scène. Après cette entrée en matière, le spectateur est désormais capable de capter les regards, les micro-gestes, et ce qu’ils traduisent : l’attente, l’incertitude, la fragilité d’un début, d’une entrée, d’un déplacement, d’une parole qui survient. L’actrice Kayije Kagame, unie au collectif et à la compagnie pour ce projet, s’avance sur le plateau, regarde un de ses partenaires, puis l’autre, puis nous. Elle paraît hésiter, tandis qu’elle s’approche de Matthias de Koning, qui a délaissé sa cuillère pour s’emparer d’un texte. Le temps s’étire, au point que l’on imagine la voix de l’actrice avant de l’entendre, et lorsqu’elle surgit enfin, elle paraît étrangement grave par rapport à ce que son corps et son visage pouvaient laisser supposer. L’actrice se lance donc et dit un texte. Ou plutôt, elle le récite, comme à distance. Elle fait entendre les sauts de lignes, les pauses, et souligne les répétitions. Sa diction, bien loin d’oraliser le texte, de lui donner un tour naturel, souligne les marques d’oralité écrites : les « oui », les « hein », sont appuyés plutôt qu’adressés. En filigrane de l’écriture de Jon Fosse, c’est celle de Duras que l’on perçoit – Duras qui est apparemment familière à Fosse, que Claude Régy, dans tous les cas, a l’un et l’autre créés en France, et ainsi découverts au public français. Deux écritures lacunaires, du moins, trouées par le silence.

De phrase en phrase, les mots de Kayije Kagame esquissent une situation. Celle d’une femme, qui parle à un homme. Si l’actrice se tourne parfois vers Matthias de Koning, c’est comme à un souffleur. Il se tient à ses côtés, le texte à la main, suivant chaque mot qu’elle prononce, page après page. Celui auquel elle s’adresse vraiment est Damiaan de Schrijver. Ses regards le constituent progressivement en personnage, alors qu’il ne paraît qu’observateur en retrait de la scène, assis dans un fauteuil, bien loin de l’espace scénique délimité par le parquet. À mesure qu’elle le sollicite, son regard fuit de plus en plus systématiquement vers le public, tandis qu’il pousse de discrets grognements, à peine perceptibles – mais tout de même perçus, grâce à l’entrée en matière du spectacle.

Une femme parle donc, s’adresse à son mari, et annonce un départ à Rambuku ce jour-là. Un départ attendu, dans un endroit petit à petit esquissé qui évoque les poèmes de Baudelaire : « Une île paresseuse où la nature donne / Des arbres singuliers et des fruits savoureux »*. Elle annonce qu’ils partent « là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève, / Se pâment longuement sous l’ardeur des climats »**. Le paysage exotique, idyllique qu’elle laisse entrevoir, se constitue en promesse pour leur amour : « Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble ! / Aimer à loisir, / Aimer et mourir / Au pays qui te ressemble ! »***. Un pays qui lui ressemble, mais où l’homme sera autre, jeune à nouveau, et amoureux, sans doute. La femme s’est faite belle pour partir, elle demande à l’homme de lui dire qu’elle est belle, et c’est cette fois le souvenir du Cantique des Cantiques qu’elle convoque : « Je suis noire, mais je suis belle ».

En même temps que le paysage, affleure une relation abîmée au travers de cette langue qui butte et ressasse, qui recherche le dialogue sans relâche. Il faut considérablement insister pour que l’homme se lève, qu’il risque une demi-semelle sur le plateau, pour dire ce que la femme attend qu’il dise. Pour réciter ce qu’elle lui répète mot après mot, ou ce qu’elle a écrit sur un papier. Pour qu’il marche ou s’arrête, selon les ordres qu’il reçoit. La dépossession est totale. Elle laisse toute la place à la mise en scène en laquelle la colère s’est convertie, lorsque les questions authentiques sont devenues rhétoriques à force de silence, lorsque le dialogue est devenu monologue, que les réponses dictées portent l’espoir désespéré de mots performatifs : dire les choses et les faire dire pour ajuster la relation. Dire la beauté et l’amour fera renaître la beauté et l’amour.

Mais ce langage, soutenu par la conviction que l’ailleurs métamorphosera l’autre en ce qu’il était, qu’il sauvera le couple, laisse place au doute. Les coordonnées de Rambuku, au départ pays exotique, se troublent, lui donnent la forme d’un pays où retrouver les morts, ou du pays de l’enfance. Puis la femme passe d’une déclaration à l’autre, de « On va partir à Rambuku » à « Rambuku va venir ». Le pays désiré en vient à prendre la forme d’un homme attendu, qui n’arrive pas. L’inquiétude point, et c’est alors que l’on réalise que l’actrice a progressivement rejoint le texte d’abord tenu à distance, qu’elle l’a subrepticement investi d’émotion, sans pour autant cesser de le faire entendre comme texte. Tout en nous lançant des regards qui ramènent constamment à la situation concrète du théâtre, elle fait percevoir la joie et l’inquiétude, le plaisir de la domination et l’agacement du silence. Tout se mêle, mais tout est décuplé par l’appropriation ludique du texte, les regards complices ou les déplacements qui paraissent autant d’ajustements – de même que l’accord des instruments qui signale le début d’un concert, parfois réitéré entre deux pièces, assure la beauté du morceau qui va suivre.

Au milieu de cet impossible dialogue, se tient ce souffleur, ce médiateur, qui deviendra Rambuku, le Rambuku tant attendu. Mais un Rambuku de fortune, qui essaiera de correspondre à la mise en scène rêvée par la femme, cette fois dictée par son conjoint qui lit une nouvelle feuille que la femme lui a tendu. Avant cette incarnation, le plus saisissant dans ce spectacle est peut-être cette présence silencieuse et pourtant puissante, hypnotisante. Matthias de Koning accompagne Kayije Kagame, le texte à la main, l’oreille attentive à ses confidences, les mots aux bords des lèvres, prêts à être chuchotés, le regard incitateur, le sourire complice, les traits tendus vers l’un ou l’autre. Les moindres mouvements de son visage deviennent spectacle, la plus petite mimique une forme de communication plus explicite que tous les mots prononcés à voix haute. Cet infralangage que le manège initial avec les glaçons permet d’entendre très distinctement fait retentir tout ce que le discours de la femme et le silence de l’homme taisent, tout ce que l’écriture de Fosse recèle, au-delà des mots.

Le récit tragique de ce couple au sein duquel le dialogue est devenu impossible, de ce départ qui paraît condamné, est décuplé, comme chaque fois avec le tg STAN, par ce sel ludique, cette distance qui rappelle à chaque instant qu’un texte est à l’origine de toute parole, que l’émotion qui survient naît d’une écriture, et par cette présence si singulière au plateau, extrêmement consciente d’elle-même et du public, qui transforme n’importe quelle écriture en un théâtre à fleur de peau, capable d’aiguiser la sensibilité.

F.

 

* « Parfum exotique » (Les Fleurs du mal, Baudelaire).

** « La Chevelure » (Les Fleurs du mal, Baudelaire).

*** « L’Invitation au voyage » (Les Fleurs du mal, Baudelaire).

 

Pour en savoir plus sur « Rambuku », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.

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