Après Gorki, Bergman ou encore Schnitzler, le collectif tg STAN poursuit son exploration de l’humain avec Harold Pinter. Trahisons a été créé à Anvers en 2011, et sa version française date de 2014. Le spectacle est présenté en cette fin de saison à la Bastille, qui accueille chacune de leurs créations depuis des années. A trois sur scène, Jolente de Keersmaeker, Frank Vercruyssen et Robby Cleiren remontent le temps et reconstituent l’histoire du triangle amoureux formé par Emma, Jerry et Robert, modulant leur jeu au plus près de la langue de Pinter.
Comme dans une enquête policière, le début de la pièce correspond à la fin de l’histoire : Emma quitte son mari qui l’a trompé pendant des années et l’annonce à Jerry avec qui elle l’a elle-même trompé pendant sept ans. La rupture a eu lieu sans cris, le temps ayant œuvré, et lorsque les deux meilleurs amis se revoient, une fois que tout a enfin été dit et éclairci, il n’est pas nécessaire de s’appesantir trop longtemps sur l’affaire, et Robert demande assez vite à Jerry où ils passeront leurs vacances d’été avec sa famille.
Après ces deux scènes, la chronologie est inversée, il s’agit de voir comment tous en sont arrivés là. On découvre donc la rupture d’Emma et Jerry, et avant cela leur amour passionnel et la découverte de leur liaison par Robert, et jusqu’au premier soir de leur histoire. Cette approche qui déconstruit l’intrigue du schéma classique le mari – la femme – l’amant déplace son enjeu habituel. Il ne s’agit plus de jouer avec le secret et sa révélation, sur un mode plus ou moins comique, mais plutôt de faire l’autopsie de deux histoires achevées et d’en saisir les différentes étapes et les sentiments qui leurs sont associées.
Un univers se constituant grâce à des références communes, la reprise de mêmes éléments en bâtissent peu à peu un d’une époque à une autre, même s’ils interviennent à rebours – Charlotte lancée en l’air dans la cuisine, le squash, la nappe de Venise… Ces mêmes détails sont parfois multipliés quand sont offertes plusieurs versions d’un même épisode, comme par exemple le voyage à Torcello de Robert sans Emma, après sa découverte de leur relation. Cette expédition est discutée par Robert et Emma, racontée par Emma à Jerry puis reracontée à Jerry par Robert. Ces répétitions et variations, en plus de produire des effets de connivence avec le public, révèlent les différents ménagements des personnages avec la vérité, jamais affrontée de face, sans cesse contournée par eux trois.
Ce sont précisément ces nuances dont s’emparent les comédiens. L’espace est grand qui sépare Emma et Jerry deux ans après leur séparation, au tout début de la pièce. Les mots ne viennent pas, les silences sont pesants, ils s’efforcent de trouver le ton juste. Jolente de Keersmaeker et Robby Cleiren laissent largement place au malaise et essaient plusieurs modes d’une réplique à l’autre : détaché, nostalgique, social, prudent, circonspect, engageant, audacieux… C’est comme s’il fallait trouver la bonne fréquence radiophonique, régler au plus près l’aiguille pour que l’émission soit la plus limpide possible. Leurs tentatives finissent donc par les rapprocher, et ils peuvent enfin s’asseoir à table, partager un verre et dialoguer pour de bon. Ce tâtonnement qui floute la distinction entre jeu et non-jeu, qui produit des effets de distanciation, de prises de recul soudaines – qui expriment pourtant paradoxalement le mieux la gêne – resurgit à plusieurs occasions encore par la suite, superposant les strates de jeu jusqu’à les complexifier, jusqu’à empêcher toute forme de stabilité. Et ces effets de superpositions sont redoublés par le multilinguisme du spectacle : les comédiens à l’accent flamand disent en français un texte anglais – dont l’origine est rappelée par les noms propres –, et interprètent des personnages qui passent du temps en Italie et côtoient le milieu de l’édition, qui donne à entendre une langue à part.
Ces va-et-vient de la fiction au théâtre, ramené à sa matérialité, sont également mis en jeu par la scénographie. Le long des murs se trouvent un bureau, un lit, des baffles et des meubles, avec posés dessus des verres de vin ou de whisky. Sont amenés au centre puis déplacés une table et deux chaises, disposées avec une précision géométrique en fonction des différents espaces dessinés au sol, alors que le lieu de l’action n’est figuré que par le discours, qu’aucun mimétisme ne justifie une telle précision. Ce qui est souligné par là est le minimalisme esthétique, que révèle par exemple la nappe blanche rapportée de Venise par Emma. Frank Vercruyssen parle ainsi de « citations de décor ».
Ce qui importe est en effet moins ce qui est donné à voir que la fabrication de cette image scénique. Les trois comédiens restent constamment à vue, et le troisième absent de la scène reste en retrait quand il ne vient pas servir des verres aux deux autres. De même, la musique qui sépare les différents tableaux et fait remonter le temps est gérée sur scène par les comédiens, que ce soit son lancement à la fin d’une scène ou la maîtrise de sa diffusions dans l’espace. Enfin le caractère manufacturé de la pièce est encore mis en valeur par les gros livres empilés sur le devant de la scène, soigneusement déplacés les uns après les autres à mesure que les différents chapitres de l’histoire sont retracés.
La progression antéchronologique est également marquée par les changements de tenue de Jolente de Keersmaeker, ou par les lumières. On passe ainsi de l’éclairage cru des néons, qui ne laissent rien dans l’ombre et accompagnent la découverte de la vérité par Jerry – qui va jusqu’à reprocher à son meilleur ami de ne pas lui avoir dit qu’il savait qu’il avait une liaison avec sa femme ! –, aux lumières basses et orangées qui ont permis le premier baiser, lors d’une soirée arrosée. Comme le jeu des comédiens, la scénographie permet donc l’oscillation entre la fiction et la perception de la réalité théâtrale, exhibée. Cet équilibre précaire donne lieu à une mise en scène sans pathos, qui permet de saisir les mouvements insensibles du texte, les creux des dialogues, les possibles aussitôt étouffés, et ainsi les vacillations qui rapprochent ou éloignent les trois personnages.
Ces hésitations, ces fragilités que l’on retrouve sur scène paraissent finalement plus justes, plus réalistes que ce qu’aurait pu rendre une mise en scène volontairement réaliste, alors que c’est là précisément ce que Frank Vercruyssen trouvait « compliqué ». Et c’est donc sans surprise que l’on apprend dans l’entretien reproduit dans le programme du spectacle qu’il a eu une relation avec Jolente de Keersmaeker, et qu’ils ont nourri leur jeu de ce passé commun, qu’ils ont imprégné la fiction de leur vie, rendant la limite entre les deux encore plus ténue.
F.
Pour en savoir plus sur « Trahisons », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.