« Mademoiselle Else » d’après Arthur Schnitzler au Théâtre de la Bastille

Mademoiselle Else n’est pas à proprement parler un spectacle des tg STAN, mais celui d’un des fondateurs du collectif, Frank Vercruyssen, accompagné de la jeune Alma Palacios, danseuse de formation. Dans ce premier volet d’un triptyque consacré à la figure de la femme, le comédien flamand s’appuie sur la nouvelle d’Arthur Schnitzler du même titre, qu’il adapte à sa façon, entre incarnation et distance, entremêlant ainsi émotion et rire.

Mademoiselle Else est une jeune fille issue d’un milieu aisé, dont les vacances chez son cousin sont troublées par l’arrivée d’une lettre de sa mère. Celle-ci la prie de solliciter une aide financière auprès d’un ami de la famille, Dorsday, pour empêcher que son père, avocat à Vienne, soit jeté en prison. Ce monologue intérieur parsemé de rares dialogues s’inscrit dans la tradition littéraire moderne des jeunes filles parlant seules devant leur miroir.

Belle comme Ariane, Molly ou Paulina et bien consciente de l’être, Else est ici en proie à un dilemme qui constitue le cœur même de la nouvelle. Elle se trouve en effet tiraillée entre le refus d’accorder à Dorsday la faveur qu’il lui réclame en échange de l’argent capable de sauver son père – la contempler nue pendant quelques minutes – et le désir de saisir cette occasion pour affirmer son audace et initier sa nouvelle vie de femme aux milles amants. Se dessine progressivement le parcours sinueux de la raison, qui envisage tour à tour et de façon cyclique la pitié qu’elle doit éprouver pour son père, son dégoût et son attirance pour ce que Dorsday exige, sa négociation avec les termes du marché, sa beauté physique constamment inspectée et sa pensée du suicide.

Cette plongée dans l’intériorité est précédée d’une mise en place de cette situation, qui permet de faire le portrait d’Else. Elle est sarcastique et critique en société, fière et désinvolte dans l’intimité. Face à elle, Frank Vercruyssen suggère tous ses interlocuteurs, mais sur le mode bien particulier de la distance qui caractérise les tg STAN. Avec peu de moyens – des étoles, une cravate, un veston – il donne un équivalent scénique furtif à ce qu’invoque le discours. Egalement camériste quand elle s’habille et régisseur, il semble réduit à une marionnette soumis aux exigences de la jeune fille, comme s’il s’agissait moins d’un spectacle destiné au public que d’une mise en scène intime, jouée et sans cesse répétée par elle par ennui, semblable à celle que jouent entre elles les bonnes de Jean Genet.

Mlle Else - tg STANCette part de distance, de recul, d’interruption de l’illusion est entièrement prise en charge et incarnée par le comédien, qui donne à voir une palette impressionnante de nuances, entre ironie, maladresse, critique et interprétation, fiction et réalité théâtrale. Le contraste est d’autant plus grand qu’Alma Palacios ne sort jamais de son rôle, restant d’un bout à l’autre mademoiselle Else. Le surgissement à intervalles réguliers du comédien dans l’univers intime qu’elle crée autour de son dilemme tragique produit un effet dédramatisant et amène à réfléchir sur le théâtre lui-même, la façon dont on peut s’approprier un texte, le jouer, l’interroger et le mettre en valeur sur scène.

À la gravité que peuvent susciter le texte et la comédienne se superposent donc le rire et la réflexion. Cet entremêlement inextricable d’émotions contradictoires est propre au travail du collectif anversois. Néanmoins, dans cette pièce, la dimension critique et distanciée reste bien inférieure à la fiction créée par le texte, portés par une comédienne aussi désinvolte que son personnage. Sa présence est particulièrement forte malgré l’espace scénique restreint qui lui est accordé, mais elle l’est peut-être le plus à la toute fin, dans le bref final chorégraphié qu’elle nous offre. Cette belle suspension semble ouvrir sur un possible trop tôt interrompu.

Ce texte fort, ces beaux comédiens, l’émotion et la réflexion qu’ils réussissent à susciter, tout cela fait entrevoir une puissance qui ne paraît pas explorée jusqu’au bout, comme si le confort d’une représentation plaisante avait été préféré à une prise de risque plus audacieuse et plus expérimentale. Il n’en reste pas moins que l’on passe une jolie soirée qui donne l’envie de découvrir les deux autres volets de ce triptyque intitulé 3 Pièces, Nusch et Scènes de la vie conjugale.

F. pour Inferno

Pour en savoir plus sur « Mademoiselle Else », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.

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