« Les Estivants » de Maxime Gorki au Théâtre de la Bastille

Douze ans après leur premier spectacle en France, les tg STAN reviennent au Théâtre de la Bastille avec leur dernière création, dans le cadre du Festival d’Automne. Le collectif anversois s’empare cette fois de la pièce du russe Maxime Gorki, Les Estivants. Ce très beau spectacle d’un point de vue esthétique recouvre du rire et de la farce le sérieux et le tragique du texte, scindant la sensibilité du public en deux.

Au spectacle précède l’excitation et l’empressement au moment de choisir la meilleure place dans la salle. Le calme et le sourire des comédiens viennent apaiser les spectateurs, et poser les conditions d’acueil du noir initial. Celui-ci s’étire un instant, seulement troublé par la lueur d’une allumette grattée et la braise orangée d’un cigare. Un homme et une femme se parlent dans l’obscurité, et d’emblée ce dialogue à l’aveugle déclenche des rires.

Quand la lumière revient progressivement, une scénographie faite de bric et de broc se dévoile. Des cordes tombent des cintres, et les projecteurs qui vont animer la scène encombrent la vue d’ensemble. L’organisation de l’espace ne précède pas le début du spectacle, elle se fabrique en même temps que des personnages parlent. A neuf sur scène, les comédiens endossent le rôle de régisseurs, en perpétuel mouvement.

Les coulisses du plateau étant condamnées, les comédiens sont constamment à vue. L’ouverture se fait donc vers la salle et l’entrée du théâtre, d’où sont amenées toutes sortes d’objets. Cette porosité scène/salle est très vite mise en place par des effets d’adresse au public, pris à parti et interrogé. Le plateau est progressivement surchargé de tréteaux, de planches et de chaises, illuminée par des lumières qui en révèlent chaque fois de nouveaux aspects.

Dans chacun des quatre tableaux que l’on peut distinguer, une longue installation de l’espace précède une mise à plat radicale. Dans cet univers sans cesse bouleversé, retentissent des cris, des fou-rires, des lamentations et des disputes, tout cela avec un accent flamand qui enchante l’oreille. La musique vient elle aussi nourrir l’effervescence, s’emparant des corps par son rythme entraînant.

Cette activité incessante sur le plateau est l’un des éléments qui contribue à brouiller l’identification des différents personnages. Pour les faire tous surgir, certains comédiens développent la capacité de se métamorphoser, le temps de passer une veste ou de changer de haut. A cela s’ajoutent des effets de distance, qui distinguent le personnage du comédien lui-même, dont la personnalité semble parfois prendre le pas sur le jeu.

Le message est clair : ce n’est pas de l’intrigue et de la psychologie dont il est question. Les relations conjugales, familiales ou amicales qui lient les différents membres de cette communauté, loin d’être livrées d’emblée, se laissent découvrir progressivement, comme secondaires et accessoires.

Parmi cette foule de prénoms et d’identités, des poètes, des écrivains et des penseurs côtoient des amoureux ou de simples êtres triviaux, caractérisés par un penchant prononcé pour l’alcool. Les comédiens passent d’un personnage et d’un registre à un autre avec une souplesse trompeuse, qui superpose les rôles et fait cohabiter joie et détresse. Tous jouent avec générosité et spontanéité, capables d’improviser à chaque instant, dès que l’envie les prend.

A chaque nouvel échange, des relations passionnantes s’instaurent entre ceux qui jouent et ceux qui les entourent. En retrait par rapport au couple ou au trio placé à l’avant-scène, il arrive que les autres comédiens offrent un contraste à la scène en se moquant ou en s’agitant derrière, la redoublent au contraire, ou encore la regardent en spectateurs.

Les interférences, nombreuses et protéiformes, ont pour effet de désamorcer le sérieux de la pièce. La récitation d’un poème qui est en réalité un cri de détresse est ainsi perturbée par des fous-rires, tout comme le désespoir de celui qui a tenté de se suicider est recouvert par l’agitation qui l’entoure et la déception enfantine provoquée par une assiette qui tombe par terre et se casse. Les rôles de femme particulièrement touchants sont de la sorte mis en concurrence avec le rire gras des hommes.

Ainsi sollicitée, la majorité du public rit à intervalles réguliers, et qualifie volontiers le spectacle de jubilatoire. Une autre partie des spectateurs est au contraire saisie d’une mélancolie, que la farce ne réussit pas à dissiper, quoiqu’elle réussisse à faire naître un sourire ou qu’elle suscite une tendresse amusée. Pour ceux-là, la dérision ne suffit pas à atténuer l’empathie qu’appelle le mal-être des personnages.

La force des caractères de Gorki semble résister à l’interprétation décalée qu’en proposent les tg STAN, à leur constante circulation entre incarnation et détachement. Paradoxalement, cette mise à distance critique de la fiction révèle encore mieux les contours des personnages, touche encore plus le public, alors même que la pièce en elle-même n’est restituée que dans ses grandes lignes.

Néanmoins, que le spectacle ait suscité le rire ou la mélancolie, voire les deux mêlés, l’ensemble du public s’accorde dans l’appréciation d’une performance réjouissante des comédiens et une très belles esthétique scénique, dont le point d’orgue est le tableau vivant final structuré autour Varya, au moment où elle décide de se libérer du groupe.

F. pour Inferno

Pour en savoir plus sur ce spectacle, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.

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