En 2007, Thomas Ostermeier adapte le film de Rainer Werner Fassbinder Le Mariage de Maria Braun à la scène. L’an dernier, il reprend cette création et la présente notamment dans le cadre du Festival d’Avignon, et ce même spectacle continue sa tournée jusqu’au Théâtre de la Ville où il est présenté en cette fin de saison. Après des créations telles que Mesure pour mesure, Les Revenants, Un ennemi du peuple ou Mort à Venise, remarquables par leur puissance dramatique et visuelle, cette adaptation donne davantage l’impression d’un jeu, aussi sérieux soit-il.
Comme les enfants qui se font un plaisir de rejouer avec leurs propres moyens une histoire qui les a fascinés, les cinq comédiens réunis par Thomas Ostermeier entreprennent de reconstituer toutes les scènes du scénario du film en 1h45 chrono. La vie de Maria Braun, depuis son mariage sous les bombardements avec l’officier Hermann Braun, avant qu’il ne reparte au combat et qu’il soit peu après donné pour mort, à sa réussite professionnelle dans la société du commercial Oswald qui fait d’elle une femme d’affaire, en passant par son aventure avec un officier américain noir qui mène son mari – en réalité vivant – en prison, est ainsi retracée grâce à quatre hommes et une femmes, Ursina Lardi, dans un espace unique capable de suggérer tous les lieux traversés lors de ce parcours par sa neutralité.
Avant le début du récit sont projetées des diapositives sur le rideau qui sert de fond à la scène, donnant à voir différents portraits, avant des scènes d’ensemble qui évoquent peu à peu les jeunesses hitlériennes. Cette mise en contexte est confirmée par la lecture de lettres adressées au Führer sur un mode sentimental qui prête à rire. L’Histoire sera donc abordée sur un mode intime, par le biais de celle de Maria Braun, jeune femme autodidacte qui traverse l’Allemagne de la fin de la Deuxième Guerre mondiale et celle de la RFA, qui surpasse ses déceptions successives en se réfugiant dans l’accumulation matérielle, jusqu’à croire à son indépendance pourtant illusoire dans ce monde dominé par les hommes. Cet arrière-plan, outre le mobilier fifties qui occupe la vaste scène jonchée de fauteuils clubs, est ensuite rappelé par différentes allocutions de personnalités historiques et autres documents radiophoniques.
Le début du spectacle est également marqué par des indications narratives – ou des didascalies de script – livrant l’identité des personnages et le cadre de la scène à venir. Les comédiens jouent donc avec la frontière labile entre fiction et réalité du jeu, notamment les hommes qui passent d’un rôle à l’autre, que celui-ci soit masculin ou féminin. Une perruque, une veste ou une robe suffisent à désigner la mère de Maria Braun, son grand-père, son amie Betti, son docteur, son employeur, le passager d’un train, un contrôleur, un journaliste, un gardien de prison… Cette multiplication des personnages plus ou moins secondaires est une des difficultés posées par le passage du cinéma au théâtre. Ce type d’adaptation impose également à la scène une narration fragmentée, qui prend la forme d’un montage par un enchaînement rapide des scènes qui remet chaque fois en jeu le décor, le temps et les personnages. Thomas Ostermeier tente de suivre de près le scénario et opte pour un rythme enlevé, et il se passe progressivement de commentaires et se fie au seul dialogue au-delà des personnages et de leurs costumes, au risque de perdre le spectateur par la linéarité qu’impose le théâtre et la fixité de la scénographie, simplement reconfigurée par le déplacement de quelques fauteuils.
Quelques indices impriment cependant discrètement la marque de Thomas Ostermeier. C’est par exemple l’usage de la vidéo en temps réel sur scène pour rendre compte d’un rapport sexuel, qui vient dédoubler la perception et rétablir de la proximité par l’usage – emprunté au cinéma – du gros plan. L’adaptation prend également de l’ampleur peu avant la fin du spectacle, au cours des scènes qui ont lieu au restaurant. Dans les manières des serveurs, on retrouve quelque chose de Mort à Venise, et des subtilités de jeu qui interrompent le rythme emballé de la représentation en y inscrivant de la durée, hors de tout dialogue, de tous les échanges verbaux qui le reste du temps submergent la scène et tendent les regards vers l’écran de surtitres – alors même que Fassbinder a soin de mettre ces mêmes dialogues à distance dans son film par des arrière-plans sonores plus ou moins insistants, qui parfois les recouvrent, notamment lors de la dernière scène.
Ces instants mis à part, l’ensemble donne le sentiment que le théâtre se met en défaut lui-même, qu’il esquisse le cinéma sans prétendre le concurrencer en offrant un panorama de scènes, mais qu’il ne donne pas assez de place à ce qui fait sa singularité. Le fait que la mort de Maria Braun reste sans cause sur scène, que celle-ci ne soit que discrètement citée par la présence d’un briquet, souligne la dépendance du spectacle au film – bien que Thomas Ostermeier dise s’attacher au scénario plutôt qu’à l’œuvre de Fassbinder. Les trouvailles scéniques, quoique modestes, accaparent l’attention et détournent de la singularité de la trajectoire et du caractère de Maria Braun, prête à tout pour profiter du mari qu’elle n’a eu qu’une demi-journée et une nuit.
F.
Pour en savoir plus sur « le Mariage de Maria Braun », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.