« Entre chien et loup » de Christiane Jatahy à la Comédie de Caen – actualisation manichéenne de la parabole de Lars von Trier

La dernière création de Christiane Jatahy, Entre chien et loup, a été programmée pour quelques dates à la Comédie de Caen, dans le cadre du festival « Les Boréales » qui met à l’honneur les liens que la Normandie entretient avec les pays nordiques. La metteuse en scène est d’origine brésilienne, mais elle adapte dans ce spectacle le film du danois Lars von Trier, Dogville. Le projet semble se justifier d’emblée : le film est un huis clos déployé dans un décor minimal, qui évoque un plateau de théâtre par quelques traits dessinés au sol pour distinguer les différents espaces qui composent une ville. Ce rapprochement posé, il ne suffit pas de refaire sur scène ce qui a été fait de manière magistrale à l’écran, il faut qu’une ambition profonde sous-tende le projet d’adaptation. Celle de Jatahy est de lire la parabole de Trier au travers de la situation actuelle du Brésil, et plus largement du contexte ambiant de la montée du fascisme dans le monde. Le risque d’aplatir un récit allégorique particulièrement puissant en l’appliquant à une situation précise apparaît d’emblée. Il n’est pas contré par une acuité du propos de la metteuse en scène sur le temps présent, « qui déborde » comme elle le disait elle-même dans une précédente création. Ne reste qu’à observer l’effet produit par l’emploi de la vidéo sur le jeu des acteurs, qu’à sonder le trouble produit par la coprésence des corps et de leur image filmée.

Lorsque le public s’installe, une dizaine d’acteurs se trouve déjà au plateau, éparpillés dans une scénographie foisonnante d’accessoires. Plusieurs pièces paraissent pouvoir être distinguées, comme dans le film de Trier, et l’écran qui surplombe la scène suggère encore les liens que le spectacle pourra entretenir avec l’œuvre d’origine. Retour aux acteurs : ils sont donc présents au plateau, pas encore dans leur rôle semble-t-il. Ils nous observent, discutent, se chuchotent des choses à l’oreille, se montrent des choses sur leur portable – attendent en somme, comme nous. Enfin, ils se mettent en ligne et s’adressent à nous. Ils se présentent l’un après l’autre, mais un trouble s’impose d’emblée : on ne sait pas très bien si c’est en leur nom qu’ils parlent, ou en tant que personnage. L’un d’eux, Tom, prend la tête de la discussion et annonce qu’ils – quels qu’ils soient – vont se lancer dans une expérience. Le cadre de leur prise de parole n’est pas très clair (il est entre autres question du covid), mais le spectateur n’a pas le temps de s’appesantir sur ce flou : Tom invite une femme au plateau, Graça, jusqu’ici camouflée dans le public grâce à son masque. Tom propose à ceux qui l’entourent d’accueillir cette femme, pour faire avec elle « l’expérience de l’acceptation ».

Aussitôt, il indique que cette femme est une Brésilienne qui fuit son pays, venue chercher refuge chez eux. Cette intrusion, cette arrivée dans Dogville, est déterminante dans la parabole de Trier. Le personnage principal du film n’est pas Grace, incarnée par Nicole Kidman à l’écran, mais cette ville, isolée, encaissée dans la montagne, qui n’est reliée au reste du monde que par une route qui se termine avec Dogville. Cette situation géographique explique en partie pourquoi la communauté qui habite là est si refermée sur elle-même, si hermétique à toute intrusion étrangère. Dans le spectacle de Jatahy, la situation de départ n’est pas claire. On voit un groupe qui n’est pas constitué comme tel exprimer d’emblée des réticences à l’idée d’accueillir un élément extérieur en son sein – réactions inexplicables. La fiction enchâssante est d’autant moins lisible que ces personnages laissent entendre qu’ils connaissent le film de Trier, et qu’ils souhaitent en donner une autre version, offrir une autre conclusion à ses prémisses. Dans un entretien reproduit dans le programme de salle, la metteuse en scène indique que ses acteurs sont « présentés comme des personnages qui viennent de la mémoire du film Dogville ». Outre le fait que la formule est pour le moins obscure, elle n’explique pas le rejet manifesté dès les premières secondes. En quoi, accueillir une étrangère (personnage ou actrice ?) sur un plateau, pour un groupe d’acteurs, peut-il poser problème ? par ailleurs, comment des acteurs peuvent-ils rejouer un scénario pour lui donner une autre direction, s’ils ne sont pas personnages, porteurs d’une histoire, définis par un caractère ? La confusion est plus grande à chaque instant… Philippe Duclos, qui incarne le doyen du groupe, est-il oui ou non aveugle ? est-il un personnage ou un acteur ? lui-même ou un acteur qui interprète un acteur ?

Ces questions qui se multiplient à l’infini, sans procurer le sentiment jouissif d’un vertige entre fiction et réalité, sont rapidement mises de côté – et c’est en partie dans ce « rapidement » que réside le problème. L’intrigue de Trier est rejouée, et qui pourra mesurera les écarts ou non avec le film – écarts en réalité nuls, le dénouement mis à part. Ces acteurs-personnages insituables rejouent donc les scènes du film au plateau, avec pour objectif de créer eux-mêmes un autre film. Une caméra circule entre eux, une console de montage est embusquée dans la scénographie, et les images saisies au plateau sont ainsi projetées en temps réel sur l’écran qui le surplombe. Si un personnage n’est pas d’accord pour jouer sa scène – attitude inexplicable par ce trouble qui pèse sur son identité –, le film est mis en pause, le scénario légèrement modifié pour ne pas interrompre l’œuvre nouvelle, dont le montage live ne peut visiblement être différé.

Du plateau à l’écran, les points de vue se démultiplient sur les acteurs. Des images préenregistrées s’ajoutent progressivement aux images captées sur scène. Elles sont identifiées comme telles par de légers décalages et l’apparition de corps absents au plateau (ceux d’enfants notamment). Ces images intéressent plus encore au jeu des acteurs, amenés à rejouer aussi exactement que possible – mais avec le tremblé du vivant – ce qui a été filmé auparavant. Le montage en temps réel est virtuose, tout comme les métamorphoses de l’espace, qui permettent de créer de belles images et d’étendre l’espace de la scène. Dans cet exercice de création d’un film au plateau, le théâtre se rappelle trop rarement à nous, mais de façon particulièrement belle lorsqu’est érigée une structure fragile en haut de laquelle se retrouvent Tom (Matthieu Sampeur) et Graça (Julia Bernat), à hauteur d’écran, pour un dialogue qui révèle toute l’ambivalence du projet de Tom et de ses sentiments. Les multiples modalités de présence des acteurs que la confrontation du théâtre et du cinéma permet capte l’attention, au-delà de l’intrigue, brouillonne – alors que celle de Trier est d’une clarté implacable. L’échelle microscopique l’emporte sur la macroscopique, et l’on se retrouve à observer, scruter les acteurs, en gros plan.

Cette appréhension de la scène par ses détails rend les revirements de la communauté à l’égard de Graça caricaturaux. D’abord réticents, ils acceptent finalement qu’elle reste parmi eux après avoir entrevu la possibilité de tirer parti de sa présence. La fête visant à célébrer son intégration est rapidement (une nouvelle fois) interrompue par la découverte d’un article sur internet – actualisation oblige – qui laisse entendre qu’elle est dangereuse. Voilà Graça à nouveau rejetée. Tom la convainc de rester, au nom de l’amour naissant qu’il ressent pour elle, mais en lui disant tout en même temps – et là est le paradoxe abyssal qu’il aurait fallu sonder – que tous les autres pourraient encore avoir besoin d’elle. Graça reste donc, en sachant qu’elle pourra être exploitée. Et de fait, chacun des membres de la communauté, esquissé à très gros traits, dépourvu de tout épaisseur narrative, abuse d’elle et lui fait violence, moralement ou physiquement. La nuance se perd dans cette version théâtrale du scénario de Trier : Graça n’apparaît pas comme un catalyseur de pulsions négatives, car les premières réactions de la communauté sont d’emblée négatives, ce qui jette le discrédit sur elle. Réciproquement, l’ambigüité de Graça est atténuée. Elle paraît pure, naïve, attachante avec Julia Bernat – dont le jeu sensible réussit à faire oublier pour un temps l’interprétation mémorable de Nicole Kidman dans le rôle de Grace. L’opposition entre la victime et le groupe est manichéenne.

Ce schématisme qui ronge l’intrigue à mesure qu’elle se déroule prend définitivement le dessus quand, après avoir constaté qu’ils ne réussissent pas à donner une autre orientation au scénario de Trier, Graça (ou Julia Bernat ?) interrompt le jeu et annonce ce qui devrait suivre, pour proposer de prendre une direction radicalement différente. Elle tient alors un discours sur la montée du fascisme au Brésil et en Europe qui vide totalement la parabole de Trier de sa substance. La subtilité fait place à une réflexion simpliste, l’implicite riche en suggestions à un propos explicite et sans nuance. En réalité, le projet d’adaptation était d’emblée condamné par cette ambition de ramener une œuvre dont la puissance allégorique réside aussi bien dans le récit que sa mise en œuvre radicale à l’écran à une situation précise, aussi alarmante soit-elle. Jatahy nous l’apprend à ses dépens, les rapprochements qu’une grande œuvre inspire avec le présent ne suffisent pas à donner naissance à une œuvre nouvelle, aussi riche de sens que la première, et l’actualisation, voire l’actualisme, n’est pas la meilleure façon de mettre en perspective notre époque et ses travers pour les penser.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Entre chien et loup », rendez-vous sur le site de la Comédie de Caen.

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