Bien que régulièrement invité avec ses opéras, cela fait plusieurs années que Warlikowski n’a pas présenté de mise en scène théâtrale en France. La plus récente remonte à 2018, il s’agissait d’On s’en va d’Hanokh Levin. Auparavant, il était venu avec Les Français d’après Proust en 2015, Phèdre(s) d’après Coetzee, Euripide, Sarah Kane et Sénèque en 2016, ou encore Contes africains d’après Shakespeare en 2012. Pour quelques dates, le public français le retrouve avec L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood. Le titre paraît contenir la promesse d’un montage de textes et d’époque comme ceux dont est adepte le metteur en scène polonais, promesse redoublée par la durée du spectacle, annoncée de 3 heures 45. Si une partie des sièges restent vides après l’entracte, c’est peut-être autant en raison de cette longueur exigeante – quoique le temps passe vite – que parce que le spectacle aurait peut-être dû s’appeler : « La Shoah. Une histoire pour Hollywood ». La figure d’Ulysse qui parraine le spectacle n’est en effet qu’un des moyens parmi d’autres de relater un impossible retour et de faire œuvre de mémoire.
La première image paraît contenir tout le spectacle, et même tout le théâtre de Warlikowski : un homme nu, tout en extensions et en muscles, pousse une grande cage qui s’étend sur toute la profondeur de la scène d’une de ses extrémités à l’autre, des barres murales de gymnastique à une rangée de lavabos qui suggèrent un espace commun délabré, tout le long d’un fond vitré. Dans cette cage, un de ses bancs dos à dos en bois qu’on voit dans les films de guerre, banc de gare d’une ville d’Europe de l’Est, semblable à celui qui constituait l’élément central de la scénographie d’un spectacle de Christophe Honoré il y a quelques années sur la même scène, Fin de l’histoire. Un Sisyphe pousse ainsi de toutes ses forces le rocher de l’Histoire, plus encore que celui de l’histoire, de L’Odyssée annoncée en titre. Avec ou sans majuscule, cette histoire est dans tous les cas redite au présent : une horloge numérique s’allume et indique la date du jour, l’heure, les minutes, les secondes et centièmes de secondes qui défilent à toute allure et donnent l’impression que les secondes sont presque lentes par comparaison. Ce signal lumineux rouge se maintiendra tout au long du spectacle, soit pour nous rappeler le présent bien précis dans lequel s’inscrit la représentation, soit pour donner la mesure du temps théâtral qui s’écoule, alors que l’on traverse les continents et les époques, embarquées dans un Odyssée aussi vaste que celle d’Ulysse.
Après cette vision première, un vieux monsieur chargé d’un gros sac arrive de la salle, comme un spectateur qui viendrait prendre sa place au premier rang sans se rendre compte que le spectacle a commencé et qu’il se trouve en pleine lumière. Ce vieil homme – Sanislaw Brudny a 92 ans – se révèle justement Ulysse, un Ulysse qui n’est pas rentré encore et qui annonce la difficulté de son retour à venir. Il prédit à Pénélope qu’elle ne le reconnaîtra pas, mais lui annonce aussi qu’il lui racontera toutes les histoires dont il est lourd, « l’aventure humaine, l’histoire qui ne finit jamais ». Les retrouvailles et le récit promis sont cependant différés par une scène insituable par rapport à ce qui précède : une femme blonde, allongée au sol, parle tandis que sa main est écrasée par la botte de celui qui la traque avec la caméra. En l’absence d’un contexte narratif, le spectateur associe cette femme à Pénélope. Il perçoit cependant que l’épopée antique est mise à l’épreuve de l’histoire du XXe siècle, et se concentre sur le jeu cinématographique de Maja Ostaszweska en attendant d’avoir de nouvelles clés pour appréhender ce personnage.
Nouveau déplacement lorsque, de l’autre côté du plateau, une autre Pénélope, plus vieille mais à la silhouette similaire que celle qui se fait humilier, demande à un écrivain d’écrire son histoire. La seule chose qui lui importe est que son récit donne envie à Hollywood de l’adapter au cinéma. Les grandes lignes de son histoire restent tues, et le chariot de l’histoire se remet en marche, la grande cage se remet en branle et un nouveau titre vient chapitrer le spectacle, non pas structurer sa continuité mais annoncer une rupture. Voilà enfin le retour annoncé d’Ulysse, accompagné de bruits de vagues et de trompes de bateau. La configuration de la scène, les sons et les lumières suggèrent un grand port marchand. Ulysse est accueilli par ses trois enfants – Télémaque, Roma et Telegonos –, angoissés à l’idée de ce retour. Leurs retrouvailles marquées par des réactions différentes ne durent pas longtemps ; il est temps de l’emmener retrouver leur mère, Pénélope. La cage balaie l’espace et du port on passe à un intérieur, composé d’une table ronde, une nappe au crochet, des verres à liqueur et une bouteille d’alcool fort qui s’avale d’un coup. Ulysse, se met alors à raconter et la superposition précédemment mise en place œuvre à plein. Ce n’est pas le héros grec qui rapporte ses exploits, mais un survivant des camps qui parle. Les épisodes de l’Odyssée qu’il évoque deviennent des métaphores pour dire les épreuves auxquelles il a survécu, et plus encore la mort de ceux qui étaient ses camarades. Homère apparaît ainsi comme un moyen pour dire l’horreur, pour la surmonter, négocier avec elle. La famille de l’homme écoute silencieusement ce récit, un peu interdite par cet attirail mythologique. Leurs visages sont filmés en gros plans par des caméras invisibles – et cette invisibilation des caméramans, dont la présence est devenue commune sur nos scènes, apparaît comme une prouesse technique qui intrigue tout au long du spectacle. Ces gros plans captent notamment l’émotion de Telegonos, qui vit douloureusement cette discordance narrative. Ses larmes aux yeux et son départ achèvent de convoquer le souvenir flottant depuis un moment déjà de La Douleur de Duras, récit dans lequel elle relate son expérience de Pénélope dans l’attente du retour de Robert Antelme, puis la difficulté de revenir des camps, de se retrouver après tant d’inquiétude et d’espoir.
Nouveau balayement, nous voilà dans un studio américain, les lumières colorées de la ville servent de fond à l’image des invités aux intonations suaves. Ce sont Roman Polanski et Elisabeth Taylor, qui rencontrent la femme qui voulait que son histoire devienne un scénario pour Hollywood et l’écrivain qui a transformé sa vie en récit. Il y a également une traductrice et un producteur qui déboule avec ses clubs de golf et clame que le public ne veut pas du tout d’un film sur l’Holocause. S’impose cette fois un autre souvenir qui hante le spectacle depuis le début : Le Mépris de Godard. Le lien ne se fait pas tant d’une beauté à l’autre, d’Elizabeth Taylor à Brigitte Bardot, mais d’un producteur à l’autre. Dans cette scène comme dans le film, un producteur réclame à un réalisateur une adaptation de L’Odyssée. Celui de Warlikowski, Robert Evans, se laisse convaincre d’un projet sur la Shoah grâce à un extrait de film – extrait tourné spécialement pour le spectacle, longuement projeté, qui fait oublier le théâtre. On y voit une Polonaise qui se révèle aussi une juive, à moitié déshabillée, une blessure au visage, dans le bureau d’un SS qui la torture psychologiquement.
Le carrousel de scène ne s’arrête pas et tarde à former un tout : on assistera encore aux retrouvailles d’Hannah Arendt et Heidegger après 25 ans – scène qu’a également rêvée Jean-Luc Charlot dans Pour l’amour du monde. Portrait Hannah Arendt, mis en scène et joué par Amélie Clément – retrouvailles qui se déroulent en montage, dans la Forêt noire avec des myrtilles et des œufs durs, interrompues par un moine bouddhiste qui questionne l’adhésion d’Heidegger au Parti nazi. Après l’entracte, des jeans suspendus par dizaine dans la cage évoquent Boltanski mais représentent en réalité un magasin. À côté, un vieux Shylock hanté par les morts auxquels il a survécu, un vieil Ulysse qui meurt, un Hadès tout en flammes dans le couloir d’un hôtel, une Calypso qui danse pour séduire Ulysse, une séance chez le coiffeur, un extrait de Shoah de Claude Lanzmann ensuite commenté par le réalisateur lui-même, qui vient expliquer la différence de sa démarche avec celle de Spielberg dans La Liste de Schindler, la projection d’une scène de Dr Faustus dans laquelle Liz Taylor incarne Hélène de Troie face à Richard Buton, une interview de la même Liz vieillie après une opération, une histoire de Dibbouk…
D’une scène à l’autre, les écarts mettent le cerveau en ébullition, les références fourmillent et en convoquent d’autres. Les fils se tissent à la lecture du programme de salle. À l’origine du spectacle se trouvent deux textes d’Hanna Krall, Le Roi de cœur et Les Retours de la mémoire, textes dans lesquels elle a relaté la vie d’Izolda Regensberg, non pas Pénélope mais Ulysse de la Seconde Guerre mondiale, Polonaise mariée à un juif qui a multiplié les exploits pour aider son mari à survivre. La femme qui voulait faire connaître son histoire grâce à Hollywood, la femme qui tient une boutique de jeans, c’est elle. C’est sa vie – qui ne donnera jamais lieu à un film – que le spectacle raconte, à l’aune de celle d’Ulysse. Mais Warlikowski procède dans le désordre, par bribes non chronologiques, par montage qui densifie ce qui constitue pourtant une manière romanesque déjà dense.
Outre la référence à l’Odyssée, un autre motif littéraire que Warlikowski a déjà traité dans un de ses précédents spectacles, vient brouiller les cartes. C’est celui du Dibbouk, ce démon qui vient hanter les vivants dans la mythologie juive. Selon le metteur en scène, ce texte biblique est « contaminé par l’Holocause […], par les pogroms, par la sensation de la non-existence des juifs, le fait de ne pas prendre en compte la vie juive ». Lui-même, profondément hanté par l’Histoire, par la Shoah, traite cette hantise pour la première fois de manière frontale avec ce spectacle. Avec l’Odyssée en intertexte, il nous dit que l’histoire est toujours la même et qu’elle menace de se répéter, avec la montée de l’extrême droite partout en Europe et dans le monde et par les déplacements massifs d’Ukrainiens, en Pologne en particulier. Le passé a beau être poignardé, il est impossible à tuer, et il continue de chanter dans nos rues avec son poignard dans le dos.
Ce spectacle mobilise, il comble la pensée en la mettant en mouvement – et ce mouvement est prolongé par la lecture du programme de salle qui livre de précieuses clés et de nombreuses références. Les analogies et libres associations annoncées par le Nowy Teatr fonctionnent à plein, le montage des scènes ouvre un dialogue constant entre les époques et les histoires, servi par la virtuosité scénographique qui fait passer d’un port à une plaine de montagne, d’une gare à un magasin, d’un studio hollywoodien à une plage, d’un hôpital à un salon de coiffure. Le jeu des acteurs, en dialogue constant avec les extraits de films projetés sur scène, paraît plus cinématographique que théâtral, caractérisé par une certaine retenue qui contribue à l’impression que l’émotion fait souvent défaut. Celle de Telegonos qui entend son père revenu des camps se prendre pour Ulysse, celle d’Izolda quand elle entend la musique de Wagner, dans l’extrait de film créé pour le spectacle, celle du coiffeur de Shoah qui raconte non pas son histoire mais celle d’un de ses amis et mâche ses mots, peine à les prononcer, la lèvre tremblante, sont isolées.
Le reste du temps, la légèreté caractérise ce spectacle sur la Shoah. La négociation d’Izolda avec l’homme de plume chargé de faire de son épopée une histoire à succès, le dialogue parodique des maîtres d’Hollywood, le caractère incongru des retrouvailles d’Arendt et Heidegger, la pantomime des jeans qui jamais ne vont, l’esthétique queer des dieux, Hadès ou Calypso, la fin du spectacle en forme de blague juive qui reste en suspens… Warlikowski propose une myriade de petits spectacles qui disent l’impossibilité de raconter – aussi bien L’Odyssée que l’histoire d’une rescapée des camps. Le spectacle paraît renoncer à lui-même, ouvrir plutôt sur toutes les œuvres qui existent déjà, écrites ou cinématographiques, se constituant non en œuvre d’art totale, mais en œuvre d’art commune – autre traduction possible du Gesamtkunstwerk, la théorie de Wagner. La scène d’essayage des jeans semble la seule qui soit véritablement propre au metteur en scène, et suggère que c’est lui ne trouve pas le vêtement qui convient à sa mémoire, qui se trouve obligé d’en essayer des dizaines. Alors que l’Europe paraît avoir oublié son histoire, Warlikowski se fait le Dibbouk de notre temps en partageant sa hantise du passé. Il vient nous hanter, non en pinçant la corde sensible, mais en mobilisant notre raison plutôt que nos émotions, se situant du côté de Lanzmann plutôt que de Spielberg. Avec ce spectacle, il s’efforce de partager avec nous la lourde charge du passé, pour faire de nous aussi des Sisyphe qui poussent le rocher de l’Histoire.
F.
Pour en savoir plus sur « L’Odyssée. Une histoire pour Hollywood », rendez-vous sur le site de la Colline.