Le Théâtre Gérard Philipe, sous la direction de Julie Deliquet, prend la forme d’un temple pour les metteuses en scène de notre époque. En plus de ses propres créations, des spectacles de Tamara Al Saadi, Lorraine de Sagazan, Elsa Granat, Julie Bérès, Pauline Sales et d’autres encore ont été programmés cette année. Ces femmes, qui appartiennent à la même génération à quelques années près, s’imposent dans le paysage théâtral contemporain et en modifient les contours. En plus des questions qu’elles amènent au plateau et qu’elles abordent généralement avec beaucoup de justesse, elles paraissent convoquer une sensibilité bien particulière. Une sensibilité profonde, intime, qui donne l’impression d’appartenir à cette génération, de se situer de plain-pied avec la création contemporaine. Elsa Granat, dans King Lear Syndrome créé ces jours-ci au TGP, confirme l’intuition qu’une mise en scène au féminin se déploie et déplace nos expérience spectatrices. Dans ce spectacle, elle aborde les relations des jeunes adultes avec leurs pères, de la maladie, de la fin de vie et de la mort – tout ceci en dialogue avec Shakespeare, qui donne de l’ampleur à sa démarche et un tour épique aux vies de misère qu’elle représente sur scène.
Sur le plateau, une pelouse verte et quelques pots de fleurs. C’est presque rien, surtout pour un spectacle de 3h30. Une voix de femme se fait entendre, puis un corps âgé s’avance, une bougie à la main. Cette femme incarne le théâtre, dont l’humanité s’est détournée, absorbée par son bol de céréales ou hypnotisée par l’écran de son portable, malgré tous les efforts du théâtre pour attirer son attention. Le théâtre a beau faire, il « pue de la gueule de vieux mots en vers » et n’arrive pas à intéresser l’humanité ! D’emblée, cette tirade nous capte, en nous faisant rire et en nous renvoyant à notre monde. Après elle, vient sans transition un enterrement, celui d’un père de trois filles : Lear est déjà mort et ses filles sont burlesquement prostrées par la douleur, incapables de trier ses affaires. Il serait cependant trop simple que Lear soit d’emblée mort, et qu’il n’y ait qu’à le pleurer. La pièce de Shakespeare raconte l’histoire d’une fin de vie – cette même histoire que racontent Maïwenn dans ADN ou Houellebecq dans son dernier livre – et il faut bien s’atteler à la représenter sur scène.
Avec la vitesse à laquelle on peut changer de chaîne, le contexte change : les lumières, comme les présences, sont d’un seul coup plus vives. La longue séquence qui sert pour de bon de point de départ au spectacle apparaît comme un remake du Sens de la fête de Toledano et Nakache. La plus jeune des filles de Lear – sa préférée et la seule qu’il écoute, Cordélia –, se marie à un homme qui apparaît comme la copie conforme de Vincent Macaigne dans ce film, par son physique, son personnage et son jeu sur scène. Les fiancés font le tour du domaine, négocient le prix de la pelouse avec la vieille femme métamorphosée en wedding planneuse, fascinée par le succès qu’elle rencontre sur les réseaux sociaux. L’ambiance est à la fête, une fête un peu électrique avec les deux sœurs qui voudraient bien attirer l’attention de leur père, mais le mariage a finalement lieu, dans la joie. La séance de photos famille sera cependant presque fatale au père – et tout réside dans ce presque. Un AVC, et le voilà qu’il se prend pour le Roi Lear. Il a beau réciter des vers de Musset et les avoir enfoncés dans le crâne de ses filles, ni lui ni elles ne reconnaissent les répliques Shakespeare. Les filles croient d’abord à une blague lorsque leur père annonce qu’il va diviser son royaume, mais elles se trouvent contrainte d’admettre qu’il s’est passé quelque chose lorsqu’il exige furieusement que chacune lui exprime l’amour qu’elle a pour lui. Son entêtement les oblige, et voilà Goneril, qui après avoir cherché à le raisonner, se soumet à l’exercice, corps et âme, profondément inquiète d’être la plus juste possible. Pour une fois dans la mise en scène de cette pièce, Goneril paraît honnête lorsqu’elle lui dit son amour à force de galipettes. Une semblable inquiétude gagne Régane, mais elle se laisse un peu moins prendre au jeu. Cordélia, la dernière, refuse carrément d’y participer : c’est son mariage, elle a faim – et elle pressent probablement que toute démonstration serait inutile.
Cette décontextualisation-recontextualisation de la pièce de Shakespeare en bouleverse profondément la lecture. Le point de vue qui domine n’est pas celui du père capricieux puis ingratement abandonné, mais celui de ses filles, invariablement condamnées d’ordinaire. Certes, elles sont encore un peu vénales et voudraient régler au plus vite les histoires de succession. Mais depuis le début, on les voit quémander l’amour du père indifférent à elles, et après le mariage, elles essaient vraiment de l’accueillir chez elles. Seulement, quand il dit vouloir venir avec « ses copains », 25 chevaliers, chez l’une ou l’autre, elles s’inquiètent et concluent qu’il est malade, que son état de santé exige qu’il soit placé dans une maison de soin. Alors que l’espace s’est métamorphosé, que l’herbe vert fluo a laissé place à une sol neutre, et les tentures noirs à des murs de maison et des rideaux jaunes, voilà les deux aînées qui décrivent au père le nouvel environnement dans lequel il va vivre, avant de rencontrer un neurologue qui diagnostique une dé-gé-né-res-cen-ce cérébrale. Alors que la situation est loin de l’être, la scène avec le médecin est d’un comique inouï ! Une femme en blouse blanche arrive ensuite et transforme pour de bon la scène en maison de retraite, grâce à des poubelles, des chaises, des tables, des étagères d’activité comme on en trouve dans les crèches et une rampe d’accès pour un fauteuil roulant.
Une autre temporalité et un autre registre s’imposent désormais. La dynamique enlevée et la tonalité comique de la première partie du spectacle laissent place à la vie morte de la maison de retraite. Lear divague, à côté de Gloucester, devenu une vieille femme frappée de sénilité ou d’Alzheimer, qui prend son fils Edgar pour Edmond. En plus des filles de Lear qui rendent régulièrement visite à leur père, l’infirmière qui égaye la vie des vieux avec des morceaux de musique entre deux formations, le neurologue qui fait preuve d’une empathie hors du commun qui apaise les malades, surgissent dans ce lieu d’autres malades. Ce sont des amateurs, qui pourraient être authentiquement issus de maisons de retraite. Plus encore que Bernadette Le Saché et Laurent Huon, Gloucester et Lear, ces amateurs viennent habiter l’espace de leurs présences non théâtrales, occuper la scène avec leurs corps rarement représentés sur scène et nettoyés au gant de toilette, leurs gestes approximatifs à peine forcés, leurs déplacements fragiles.
Un entracte interrompt à peine le cours de ce fleuve trop tranquille qui a plutôt l’envergure d’un ruisseau. La vie de maison de retraite s’étire, entre émissions télés, fêtes d’anniversaire, activité peinture, visite des enfants – qui eux-mêmes vieillissent et deviennent malades –, et délires shakespeariens. Le Roi Lear continue de constituer la trame du spectacle, sa ligne de fond, à partir de laquelle sont soulevées des questions propres à notre époque. Avec la même aisance avec laquelle les acteurs passent de scènes profondément comiques à des scènes graves, Elsa Granat et son équipe révèlent une agilité de funambule pour nous faire passer du texte de Shakespeare au temps présent. La superposition – qui pourrait paraître caricaturale et facile sur le papier – fonctionne : elle amplifie les questions que se pose notre génération tout en faisant entendre Shakespeare – à moins que ce soit l’inverse.
Il y a certainement des longueurs dans ce spectacle à ce stade de sa création, mais elles sont loin de laisser le public sur la touche. En nous plaçant dans un état méditatif, elles accueillent dans le cours du spectacle nos réflexions intimes, sur nos relations à nos parents, à nos vieux, à la place qui leur est accordée dans nos sociétés et sur nos scènes, sur ce que la littérature est capable de nous dire et sur les infinies possibilités qui s’offrent à nous de dialoguer avec des œuvres vieilles de quatre siècles… La longueur convient également à la représentation du temps étiré qu’est celui de la lente dégradation des corps et des esprits. Mais la prouesse réside également dans le fait de réussir à faire percevoir cette léthargie tout en la trouant de fulgurances. Tel l’aveu déchirant d’Edgar à sa mère, sur ce qu’il aurait dû lui dire il y a longtemps pour que leurs dialogues prennent une autre tournure. Telle la tirade saisissante de Régane à son père, sur la dette d’amour que l’enfant devrait à ses parents. Telles ces visions créées en clair-obscur qui évoquent des tableaux de peintres flamands, Van Dyck ou Rembrandt, La Leçon d’anatomie tout particulièrement quand tous les personnages se tiennent debout affublés de collerettes autour du lit du père. Tel aussi ce tableau dérisoirement comique où l’on voit les mêmes personnages en collerette faire une pause clope près d’un distributeur. Les fins se multiplient – comme Gloucester qui n’arrive pas à se tuer alors qu’elle croit s’être jetée du haut d’une falaise, comme Lear qui ne meurt pas et se relève de son lit. Le spectacle peine à finir. Ce qui pourrait prendre la forme d’un reproche trouve un sens dramaturgique qui creuse encore le sillon de l’émotion.
Comme les filles de ce père qui perd la raison, il faut accepter le délire shakespearien pour entrer dans ce monde loufoque, qui fait passer registre à un autre en un clin d’œil, qui met les acteurs à quatre pattes ou les amène à se rouler par terre. Alors que le Lear de Lavaudant, avec Jacques Weber dans le rôle-titre, apparaissait aussi exhaustif que froidement muséal, le Lear d’Elsa Granat nous parle. Lear nous parle, et pour la première fois, Goneril, Régane et Cordélia nous parlent, et Gloucester encore nous parle, autant qu’Edgar. Grâce à une lecture opérée depuis le présent, tous les personnages se trouvent mis sur un pied d’égalité, et le manichéisme fait place au dialogisme. Shakespeare retentit, et avec lui les questions que veut soulever Elsa Granat. Sans grande pompe, sans grandiloquence, sans larmoiement tragique, mais avec un style qui lui est propre et qu’elle revendique, style fait de « bombes émotionnelles » qui placent dans un état d’ivresse du et des sens et qui revivifient. Dans le naufrage – plutôt que la tempête – représenté, la rencontre de ces questions, de ces corps, de ces langages, de cette énergie sur scène fait naître une joie profonde.
F.
Pour en savoir plus sur « King Lear Syndrome », rendez-vous sur le site du TGP.