« Des arbres à abattre » Bernhard/Duparfait et Pauthe

Analyse du passage à la scène du roman de Thomas Bernhard, Des arbres à abattre, par Claude Duparfait et
Célie Pauthe, 
dans la continuité de mes recherches sur l’adaptation de romans au théâtre.


L’œuvre de Thomas Bernhard est remarquable du point de vue de la narration. Constituée d’un unique long monologue intérieur, elle fait pourtant entendre de nombreuses voix. Le narrateur-auteur, dont le lecteur partage les moindres pensées grâce à leur retranscription sans médiation, est un artiste qui côtoie la haute société viennoise d’après-guerre, dont il dresse un tableau éminemment critique.

La première partie du roman se déroule dans l’antichambre des Auersburger, couple de mécènes viennois qui a invité ce soir-là le comédien du Burgtheatre le plus en vue du moment. Enfoncé dans un fauteuil à oreilles, le narrateur ressasse le moment précis où il a accepté de se rendre à cette soirée, des années après avoir rompu avec cette société. Toute cette séquence correspond à l’attente prolongée pour les hôtes et leurs invités du comédien du Burg, qui finit par arriver.

La seconde partie de l’œuvre est consacrée au dîner prévu, qui a enfin lieu. Malgré ce changement de situation, le point de vue reste le même. Le narrateur se fait alors l’écho des propos qui sont échangés par les protagonistes, teintant leurs remarques de commentaires satiriques. L’œuvre se referme sur elle-même avec un besoin urgent d’écrire chez le narrateur-personnage, besoin qui ramène au début du roman et qui n’est pas sans rappeler celui du narrateur proustien.

Le monologue intérieur pose plus d’un défi à la scène : il doit être entendu sans être adressé, ni à d’autres comédiens, ni aux spectateurs. Sur une courte séquence, l’exercice relève de la tradition classique, mais sur plus de cent pages de texte, cela met tout aussi bien à l’épreuve la scène que la perception du spectateur.

Ce qui attire ce texte au théâtre, ce qui suscite une adaptation, ce sont les innombrables effets de citations, qui rendent l’ensemble du roman polyphonique. Le monologue du narrateur est régulièrement ponctué de segments en italiques qui indiquent le regard critique qu’il pose sur ces expressions. La distinction typographique met en relief des expressions ou des segments de phrases typiques. Des pans entiers de conversation sont reproduits sur ce mode, en particulier dans la seconde partie de l’œuvre où les débats qui animent la conversation du repas prennent le pas sur les ruminations du narrateur.

L’expression la plus fréquente est celle de « dîner artistique », qui par sa mise en valeur et sa récurrence obsessionnelle indique que le narrateur décrie le goût prétendument artistique des Auerberger. Cette pratique de la citation critique par l’italique est un autre trait qui rapproche le narrateur de Bernhard de celui de Proust. Elle a pour effet de souligner les particularités langagières des autres protagonistes, à partir desquelles certains traits de caractères peuvent être discernés.

L’enjeu de ce texte dans la perspective d’une mise en scène est donc double, et antagoniste : il s’agit de représenter le monologue intérieur d’un narrateur-personnage, dont la matière est en grande partie un dîner auquel il assiste au moment où il le critique. Loin d’être monodramatique, cette œuvre joue en effet sur cette ambivalence entre l’unique et le multiple, la mise en écho d’autres voix à travers un unique orateur.

Pour souligner ces deux aspects de l’œuvre de Bernhard, Claude Duparfait et Célie Pauthe structurent leur adaptation en deux temps, suivant les différents mouvements du roman et en en soulignant les contrastes.

Dans une première partie, Claude Duparfait, qui interprète le narrateur, monologue dans un fauteuil à oreilles. Pendant près d’une heure, il joue comme à partir d’un texte de théâtre. Ses propos sont accompagnés de mimiques qui disent son mal-être, et qui soulignent son ironie et sa haine.

Pendant toute la durée de ce monologue, s’il change de position de temps à autres, il reste enfoncé dans le fauteuil à oreilles. La lumière est inchangée et de rares notes ponctuent l’ensemble. Son discours est alors introspectif : il sonde l’incohérence de son attitude, son acceptation de l’invitation des Ausberger le jour où il a appris la mort de son amie Joana. Il se souvient également de l’enterrement de Joana le jour-même du dîner.

La dimension obsessionnelle de son propos et de son style font de ce discours un texte profondément oral. Néanmoins, de récurrentes appositions, qui reviennent comme des refrains, telles que « pensai-je dans le fauteuil à oreilles », par le passé simple du récit qu’elles emploient, instaurent un décalage avec la situation qu’il vit.

Cette concomitance entre la critique du narrateur et la soirée à laquelle il assiste en spectateur distant est suggérée sur scène par la présence d’un piano. Loin de décentrer l’attention, celui-ci est mis au deuxième plan par rapport au fauteuil à oreilles grâce à l’inclinaison onirique du plateau vers le fond de la salle. Par cet artifice, le fauteuil à oreilles apparaît plus grand que le piano, plus imposant.

Il est particulièrement remarquable que le comédien reste dans ce fauteuil toute la durée de son monologue, respectant à ce point le texte qu’il n’en sorte pas une minute. Même dans la seconde partie du spectacle, il y reste enfoncé, exprimant sa souffrance et sa désapprobation par des changements récurrents de position et des mines particulièrement expressives. Cette prouesse qui éprouve le talent du comédien, met également en jeu l’endurance du spectateur.

La durée exceptionnelle de ce monologue fait douter de la nature du spectacle, malgré la liste de noms des comédiens annoncés sur l’affiche et le cahier-programme. Néanmoins, ceux-ci finissent par surgir, et ce, dans la fiction, au moment où le comédien du Burg arrive au dîner.

La transition se fait autour d’un morceau de musique, qui vient annoncer une rupture. Après cela, un long silence s’étire après le flux de parole. Puis Claude Duparfait reprend, et tandis qu’il s’étonne de la fortune des Ausberger, du train de vie qu’ils ont mené pendant les trente derières années, le couple arrive sur scène, des chandeliers à la main. D’abord la femme, en robe jaune et talons hauts, puis l’homme, en gilet rouge, offrant une illustration du faste que le narrateur décrit. L’inversion est alors en marche : tous deux appuyés sur le piano resté dans l’ombre jusque-là, ils l’écoutent, alors que c’est le narrateur qui les entend et les juge depuis le début de la soirée.

Arrive à son tour l’écrivain, un chandelier plus petit à la main, qui s’accoude au piano et allume une cigarette. La femme et l’écrivain s’approchent toutes deux du narrateur, et l’entourent progressivement alors qu’il parle toujours. Les codes du monologue sont dérangés et la vraisemblance défiée par cette écoute et cette présence.

Au moment où arrive le comédien du Burg, un serveur vient transformer le plateau en salon de musique. Ce n’est donc pas le narrateur qui se déplace, mais le salon de musique qui vient à lui, figuré par des chandeliers, des chaises, un seau à champagne, des coupes et des invités. Dès lors, le narrateur ne dit plus mot, la parole est essentiellement accordée au comédien tant attendu. Il témoigne de son art, de la difficulté à jouer le rôle d’Ekdal dans la pièce d’Ibsen, de sa retraite pour s’en imprégner, du talent avec lequel il a relevé le niveau de la mise en scène, de la façon dont il a fait vivre un texte qui ne serait sans lui que lettre morte.

Les autres le regardent, l’écoutent, sceptiques, critiques, ou faisant mine d’adhérer à ses propos. Quelques interventions des autres personnages, contenues dans le texte grâce à l’italique, donnent l’illusion d’une véritable pièce de théâtre. Le débat qui oppose l’écrivain Jeannie Billroth et le comédien concernant les rôles de théâtre les plus difficiles sonne particulièrement comme un dialogue autonome.

Ce qui pourrait passer pour une réécriture du texte de Thomas Bernhard est en réalité une manipulation. Les commentaires de plus en plus rares du narrateur sont relayés au rang de didascalie, et ce qui se fait entendre n’est rien d’autre que les passages en italiques, bien plus importants en seconde partie. L’expression critique du narrateur-personnage, toujours dans son fauteuil à oreilles, suffit à exprimer son dégoût à l’égard des invités.

Le rythme de la soirée contribue également à faire oublier la pratique de l’adaptation. Après ces échanges, le comédien invite le mari musicien à interpréter sa dernière sonate. La polyvalence des comédiens, déjà amorcée par l’actrice polyglotte, est confirmée par la prestation du mari, qui après s’être échauffé les doigts avec quelques accords dissonants joue véritablement, tout en suggérant la folie, l’ivresse et la colère.

Dans cette seconde partie, le spectacle prend donc une tout autre tournure et devient de facture beaucoup plus classique et bourgeoise, d’apparence du moins. Alors que la dimension monologique du texte a largement été appuyée en première partie, c’est sa dimension polyphonique qui est désormais mise en valeur.

Si les costumes bourgeois et le jeu volontairement non-subtil des comédiens tendent à faire peser le regard critique que leur porte le narrateur et à jeter le discrédit sur eux, la polyphonie se manifeste également par l’expression d’autres points de vue. Après un court intermède, le narrateur, toujours silencieux, devient à son tour l’objet du ressentiment du couple et de l’écrivain, tous trois tournés vers lui. Ils lui révèlent leur perception de sa haine, lui rappellent son admiration passée et l’amour qu’ils leur portaient. Là aussi, ce qui semble être réécriture est entièrement contenu dans le texte, dans le monologue polyphonique du narrateur.

Claude Duparfait ne reprend la parole qu’en fin de spectacle, après la longue tirade du comédien du Burg, attaqué par l’écrivain qui lui demande, jusqu’à obtenir une réponse, si son art a été un accomplissement pour lui. Sa fureur le fait apparaître aux yeux du narrateur comme un philosophe, un être sage qui détient une parcelle de vérité. Illuminé, le narrateur relate sa course dans les rues de Vienne, son besoin pressant d’écrire au sujet de ce dîner artistique. Les comédiens sont en chœur autour de lui, se répartissent avec lui ses phrases et lui adressent son « tu ».

L’un des moments forts de la deuxième partie fait surgir sur scène un personnage important du roman et pourtant absent jusque-là sur scène. Il s’agit de la Joana, cette danseuse et chorégraphe dont l’âme plane tout au long du dîner : c’est le jour de sa mort que le narrateur a rencontré par hasard le couple Auersburger sur le Graben, et le jour de son enterrement que le dîner a lieu. Le sable qui entoure la scène, en particulier côté jardin, semble offrir une image de sa mise en terre au moment où le narrateur en fait le récit.

Plus fortement, cette présence est mise en valeur par un film projeté sur un rideau qui voile la scène et devient écran en se superposant aux chandeliers et aux corps des comédiens réduits au silence. Pendant toute la durée du Boléro de Ravel qui retentit alors, une vidéo filmée à l’épaule met en scène une jeune femme pleine de vitalité qui court dans les bois, qui fume, boit et se déshabille dans un salon bourgeois avant de retourner dans les bois.

Cet intermède redouble le contraste de ce personnage par rapport au reste de cette société, déjà signifié par le discours du narrateur. De la même façon que les moments d’espoirs et de révélations suscités par son souvenir sont rapidement rattrapés par la haine, le rideau laisse à nouveau place au dîner et à ses protagonistes, sans qu’il y ait de rupture dans les attitudes et les conversations.

Cette mise en scène structurée en diptyque a plusieurs effets sur la perception du spectateur. Dans un premier temps, la durée exceptionnelle du monologue de Claude Duparfait l’invite à vivre à proprement dit l’attente, non pas du comédien du Burg en particulier, mais de tous les autres comédiens.

A cela s’ajoute l’immobilité physique du véritable comédien, immobilité exceptionnelle qui apparaît comme une version sensible de la langue sans cesse ressassée de Bernhard. Enfermé dans ses propres réflexions, incapable semble-t-il de les dépasser, le comédien est également contraint dans son corps. Cette paralysie suscite un certain malaise chez le spectateur, qui ressent à son tour l’enfermement, non plus seulement au niveau oral.

Par la suite, une fois que le narrateur relègue la parole aux autres personnages, en mouvement, le soin est laissé au spectateur de poursuivre la critique qu’il a engagée. La situation semble désormais livrée d’un point de vue plus objectif, qui met le spectateur directement en prise avec les cibles de sa critique. Réduit au silence, toujours assis dans son fauteuil, Claude Duparfait assiste en spectateur aux débats stériles du comédien avec ses admirateurs, redoublant la posture du public sur la scène.

Cette urgence d’écrire qui redonne la parole au narrateur en fin de spectacle, et qui annonce le récit minutieux qu’il va être fait de cette soirée, invite enfin à considérer autrement la représentation. De la même façon que le texte est moins le récit critique d’une soirée pseudo artistique que la lente mise en scène d’une révélation, on peut percevoir la représentation comme le fantasme du narrateur-personnage, qui se souvient et revit en pensée la soirée.

L’inclinaison du plateau donne une dimension irréaliste à la scène, onirique, et finalement subjective. Émergée du sable qui l’entoure, la scène place ainsi le spectacle sous le signe de la résurgence, cette résurgence rendue possible par l’écriture qui permet de sauver de l’oubli. Ce qui a été donné à voir est donc moins l’illustration de la soirée vécue par le narrateur, que l’image intérieure qu’il a de cette soirée, au moment où il se souvient pour écrire.

Cette lecture donne sens à son silence en deuxième partie, ses commentaires et phrases introductives rendues obsolètes par rapport au théâtre des personnages autonomes qu’il observe. D’une posture introspective, dans un premier temps, le narrateur passe à une posture de spectateur. L’ordre bourgeois de la seconde partie se trouve alors dérangé, par ce point de vue permanent, ce plateau incliné qui modifie inévitablement le jeu et les déplacements des spectateurs. Cette nouvelle dimension que prend le spectacle, au moment même où il prend fin, redouble l’effet produit par le roman : une nouvelle lecture s’impose à la lumière de la révélation finale.


Bibliographie
:

– Thomas Bernhard, Des arbres à abattre, trad. de Bernard Kreiss, Gallimard, coll. « Folio » 1998.
– Des arbres à abattre, d’après Thomas Bernhard, adaptation et mise en scène de Claude Duparfait et Célie Pauthe au Théâtre national de la Colline, du 17 mai au 15 juin 2012.

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