« Oui » de Célie Pauthe aux Ateliers Berthier – nous pauvres porcs-épics

Les Ateliers Berthier accueillent les retrouvailles de Célie Pauthe et Claude Duparfait autour d’un auteur qu’ils ont déjà adapté ensemble, il y a douze ans : Thomas Bernhard. Après leur mémorable Des arbres à abattre, roman dont s’était également emparé Krystian Lupa deux ans plus tard, le duo adapte un texte moins connu de l’auteur autrichien, et plus court, dans son titre et son format : Oui. Un titre qui retentit comme une affirmation positive, une promesse, un engagement solennel. Mais gare aux apparences : il s’agit bien d’un texte de Bernhard, qui passe une nouvelle fois au scalpel les relations humaines et en révèle de manière impitoyable les aspects les plus cruels et les plus sombres – d’autant plus sombres qu’il en envisage aussi, pour une fois, certains aspects lumineux.

La scène est vide ou presque, simplement occupée par une chaise, une bouteille d’eau et une sorte de sac de jardinage. Cela paraît peu, pour une heure trente de spectacle assurée par un acteur seul. Claude Duparfait entre, de sa démarche torve, le visage chiffonné par des mimiques qu’on lui connaît, et cette arrivée annonce du Claude Duparfait. L’inquiétude saisit un instant à la perspective que le spectacle repose sur lui seul, tel qu’en lui-même, et sur le texte de Bernhard – même s’il avait parfaitement assumé seul l’intégralité de la première partie de Des arbres à abattre dans son fauteuil à oreilles, fascinant. L’acteur, cependant, se tourne vers le public, et, après nous avoir salués, nous propose de commencer avec du Schopenhauer, dont il puise une parabole dans un cahier qu’il tient sur ses genoux. Il s’agit de la parabole des porcs-épics, qui relate l’équilibre si difficile à trouver d’un troupeau de porcs-épics qui cherchent à se réchauffer lors d’une froide journée d’hiver, qui se rapprochent les uns des autres mais se blessent de leurs piquants à trop se frotter les uns aux autres. Schopenhauer écrit : « ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable ».

Cette entrée en matière – inspirée par Bernhard, qui contient toute l’œuvre à venir imprégnée de la pensée de Schopenhauer, mais qui ne s’y trouve pas telle quelle – saisit d’emblée et convoque à un endroit de la sensibilité bien précis : celui de nos rapports aux autres, des relations que l’on tisse, du savant dosage d’investissement et de juste distance qu’il faut trouver pour les entretenir. De là, l’acteur nous entraîne dans le récit de Bernhard, dont on reconnaît aussitôt certains motifs de prédilection. Non pas tant celui de la réitération obsessionnelle, ici comme ailleurs, mais le portrait d’un homme qui s’est retiré du monde pour s’adonner à une tâche intellectuelle, qui a espéré grâce à cette retraite radicale pouvoir réaliser son grand œuvre, mais qui a anéanti toute pulsion créatrice, et même vitale, dans ces conditions qui lui paraissaient idéales.

Un homme qui, sur le point de devenir fou, s’est précipité chez son seul ami, Moritz, encombré de « déchets affectifs et intellectuels » comme il dit, et qui a rencontré là, par hasard, « les Suisses », un couple qui a acheté de manière incompréhensible un terrain invendable au fameux Moritz. Le texte de Bernhard – et l’adaptation de la metteuse en scène et de l’acteur – prennent le temps de relater ces circonstances (la retraite radicale, les retrouvailles avec Moritz, la rencontre avec les Suisses, le terrain invendable qu’ils ont acquis à un prix exorbitant), avant d’en venir au cœur du sujet : la relation qui se tisse entre le narrateur et la femme du couple, non pas suisse mais persane, qui produit aussitôt une impression très forte sur le premier.

Le récit prend de l’ampleur – et avec lui la mise en scène – quand sont abordées les promenades dans la forêt de mélèzes que font les deux personnages. Alors que jusqu’ici Claude Duparfait – qu’on redécouvre en acteur profondément bernhardien depuis Des arbres à abattre, dont la singularité s’épanouit dans cette écriture et cette solitude sur scène –, alors qu’il s’en tenait à sa chaise, sa bouteille d’eau, un cahier de feuilles, entretenant une relation au public soulignée par la lumière maintenue dans la salle et surlignée par de rares interactions, la scène prend une tout autre dimension quand le mur du fond, auquel on n’avait pas prêté attention jusque-là, devient écran. Sont de cette façon projetées en grand les balades que relate le personnage, dont la précieuse compagnie est incarnée par Mina Kavani, captivante. On se laisse engloutir par ces images soutenues par le récit de l’acteur présent au plateau, qui détaille la première balade muette, la seconde sur Schopenhaueur, la troisième sur Schumann, et ainsi de suite. Son exaltation est croissante, alors que se noue une relation si forte, si nécessaire à ces deux êtres perdus, l’un par son travail et sa misanthropie, l’autre par un mari misogyne qui bâtit une grande forteresse sur le fameux terrain acheté pour y enfermer sa femme – dimension du roman qui remobilise le souvenir de La Plâtrière, autre roman de Bernhard convoqué par plusieurs détails depuis le début –, ainsi que par le regard méfiant des Autrichiens de la région qui la toisent comme une étrangère.

Un élan incroyable, de la part de Bernhard, se dégage du récit détaillé de ces promenades, une ode à l’amitié, aux relations qui se tissent et s’inventent, aux personnalités qui se découvrent et s’épanouissent dans l’interaction. Malgré la douleur qu’ils se confient l’un à l’autre, une grande paix se dégage de ces images tournées en plein air. Des images qui ne font pas disparaître l’acteur au plateau, car Claude Duparfait leur donne voix – ceci grâce à un continuum sonore parfait –, qu’il les regarde, qu’il redouble les dialogues qui s’instaurent progressivement entre les deux personnages à l’écran, soulignant ainsi le caractère rétrospectif de son récit. On se laisse séduire, en oubliant presque qu’il s’agit de Bernhard – sans qu’il soit pourtant possible d’oublier une seconde qu’il s’agit de Bernhard, dont l’écriture est inimitable –, en oubliant de se demander ce qui peut venir après, quel dénouement nous attend.

La redescente frappe d’un coup. Après la lente description de l’épanouissement de la relation, vient le récit lapidaire de sa dégradation, alors que les deux êtres s’étouffent l’un l’autre, que les promenades quotidiennes épuisent les sujets de discussion, que même la poésie persane de Forough Farrokhzad ne suffit pas à les relancer, que le désespoir premier l’emporte sur la consolation finalement illusoire, que la complicité laisse place à l’irritation, l’exaspération : les porcs-épics se sont approchés de trop près et se sont piqués. Trop rapidement consumée, la relation se délite, les balades s’espacent au cours des mois, la femme finit enfermée par son mari, comme prévu dès le départ, et celui qu’elle a sauvé du désespoir ne peut rien pour la sauver, ou n’essaie pas assez, trop inquiet de replonger s’il lui tend la main pour l’aider à s’en sortir. Le « oui », dont la clé est livrée in extremis, sonne comme un glas, tétanisant, glaçant – glas annoncé par une fumée qui se répand au ras du sol avec une consistance et une discipline fascinantes, et qui donne un caractère spectrale aux dernières minutes du spectacle.

Alors que Des arbres à abattre s’achève avec un élan philanthropique imprévisible qui contrebalance toute la noirceur broyée par le personnage au cours d’une longue soirée, l’élan constitue dans Oui une acmé d’autant plus émouvante et spectaculaire qu’elle est violemment anéantie. Célie Pauthe et Claude Duparfait nous accompagnent pas à pas dans ce mouvement, sans emphase mais avec humilité et précision. Quoique tout soit contenu dans l’accroche des porcs-épics, ils ne déflorent rien et ménagent un crescendo scénique qui sert de soutien pour se pencher sur l’abîme qu’ils ouvrent en notre for intérieur, à mesure qu’ils nous découvrent notre condition de porcs-épics constamment menacés par la fragilité des relations que l’on s’attache à entretenir avec nos proches.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Oui », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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