« Complete Works : Table Top Shakespeare » du Forced Entertainment au Théâtre de la Ville – tout Shakespeare sur un coin de table

Le Festival d’Automne propose cette année un portrait de la compagnie britannique Forced Entertainement, portrait composé de six spectacles plus ou moins récents, parmi lesquels un marathon Shakespeare : Complete Works: Table Top Shakespeare. En 2015, la compagnie s’est lancé pour défi de résumer toutes les pièces de Shakespeare en une heure chrono chacune, avec tous les produits qui peuvent se trouver dans les placards d’une cuisine. Ce projet incongru suscite la curiosité : que reste-t-il de Shakespeare dans ces conditions ? et même du théâtre ? L’entreprise évoque les recherches de l’Oulipo, ce groupe de littérature auquel appartenaient entre autres Raymond Queneau, Georges Perec ou Jacques Roubaud, qui s’imposaient de multiples règles d’écriture en vue de stimuler la créativité. Ici, plus encore que la créativité des acteurs, c’est celle des spectateurs qui est sollicitée par une telle entreprise.

Un jeudi, le programme était The Merchant of Venice, Loves Labour’s Lost et Antony and Cleopatra. Un vendredi, Coriolanus, Richard II et As You Like It. Le samedi et le dimanche, il était possible de voir six pièces de Shakespeare d’affilée, de 15 heures à 21 heures : les six membres de la compagnie se passaient le flambeau, comme lors d’une course de relais. Les deux dernières pièces étapes de ce marathon se déroulaient le samedi 16 octobre et avaient pour objet Troilus and Cressida et The Tempest. Chaque jour, les spectateurs ont la liberté de choisir le nombre de pièces de Shakespeare auxquelles ils souhaitent assister – une, deux, trois, ou même six pour les plus courageux. En conséquence, entre deux représentations, un public sort tandis qu’un autre entre en salle. Certains spectateurs redescendent les escaliers de l’Espace Cardin et les remontent aussitôt pour se dégourdir quelques minutes, tandis que d’autres repartent. Les nouveaux arrivant, quant à eux, sont accueillis par la touffeur laissée par les précédents, contraints de trouver leur place dans un lieu qui vient d’être habité par d’autres spectateurs, assis face à un autre acteur, pour assister à une autre pièce de Shakespeare.

Le dispositif est chaque fois le même : au centre du plateau, une table, sur laquelle un chevalet indique la pièce à venir. Derrière la table, une chaise et deux petits meubles bas. De part et d’autre du plateau, deux séries d’étagères pleine à craquer de produits en tout genre : épices, briques de sauces, bouteilles de toutes tailles, coupelles, fioles, flacons, tubes… C’est une véritable caverne d’Ali Baba à première vue, mais les trésors qu’elle renferme sont dérisoires. Sans introduction, sans mise en condition, l’acteur ou l’actrice se lance et résume la première scène de la pièce de Shakespeare qui lui incombe : Jerry Killick pour Troilus and Cressida et Richard Lowdown pour The Tempest. Le dispositif paraît d’autant plus simple et épuré que l’acteur parle anglais, et que ses paroles ne sont pas traduites. Le public, aujourd’hui habitué à voir des spectacles dans toutes les langues grâce au support des surtitres, doit ici se passer de cette médiation. Les spectateurs n’ont pas l’air de s’émouvoir de cette potentielle difficulté de compréhension, peut-être parce que l’anglais des acteurs apparaît d’emblée limpide.

Ce parti pris de non traduction s’explique par le fait que les acteurs improvisent la plupart du temps. Ils connaissent la pièce sur le bout des doigts et s’efforcent de la résumer de la manière la plus claire possible. La difficulté de l’entreprise est pleinement entrevue par quelqu’un qui s’est plusieurs fois essayé à résumer des romans de Dostoïevski lors de longues promenades au bord de la mer… La différence est que là, l’acteur s’aide de supports : les produits de cuisine. Le procédé, qui ne sera jamais justifié, évoque la situation d’une mère qui fait réviser leçon – d’histoire peut-être – à un enfant, tout en préparant le dîner. Pour fixer son attention et solliciter sa mémoire, pour qu’il visualise l’abondance de données qu’il doit ingurgiter, elle attrape tous les objets qui lui tombent sur la main, s’inspirant sans même s’en rendre compte d’une méthode antique qui invite à associer chaque élément à mémoriser à un lieu connu.

En l’occurrence, chaque produit permet d’incarner l’un des nombreux personnages de la pièce de Shakespeare. L’association est loin d’être toujours signifiante : Troilus est une petite boîte de Corn-Flakes ; Hélène, un flacon de jus de citron ; Gonzalo, un pot de marmelade. La hiérarchie entre deux personnages est parfois signifiée par la taille des objets, comme dans le cas d’Achille et Patrocle. Rarement, l’objet choisi est éloquent : le vieux Nestor est un vieux tube de dentifrice ; Cassandre, un flacon de lettres décoratives en sucre ; le magicien Prospero, un flacon de liquide vert mystérieux ; l’esprit Ariel un petit récipient de cristal, accompagné de sa cohorte de petits récipients de cristal ; Stephano l’ivrogne est une petite bouteille de gin Bombay Sapphire.

Le cerveau se soumet à ces associations parfois arbitraires, et l’on finit par savoir quel personnage entre en scène quand l’acteur l’attrape pour le mettre sur la table, avant même de prononcer son nom. On aurait pu désirer que les produits choisis soient plus étroitement liés aux personnages, qu’ils soient dramaturgiquement chargés, par leur forme, leur couleur ou leur contenu. Le choix de faire coexister rare convergence de sens et gratuité semble s’expliquer par l’intention de stimuler notre muscle cérébral, de l’obliger à une gymnastique exigeante. L’acteur déclare que la petite boîte en carton orange qui ne dit rien, ou le tube d’on ne sait quel produit cosmétique, c’est tel ou tel personnage, et si nous souhaitons suivre l’histoire qu’il raconte, nous n’avons pas d’autre choix que d’accepter cette convention. Suivant une logique similaire, les objets sont peu manipulés sur la table, qui devient scène. Ils s’avancent, se suivent, tombent parfois, se tournent les uns vers les autres. Mais le but n’est pas de proposer un théâtre d’objet, de faire de produits du quotidien des marionnettes. Ce qui importe, c’est le récit que fait l’acteur ou l’actrice avec ces moyens de fortune.

Ce récit n’est plus qu’en partie de Shakespeare. Le but de l’opération n’est pas de faire entendre sa langue originale – si tant est qu’elle existe – ; d’elle, restent à peine quelques répliques. Le résumé n’en restitue pas moins quelque chose de ces pièces, et notamment leur densité extraordinaire, romanesque. Rares sont les auteurs de théâtre qui exigent autant de minutie dans la synthèse : les personnages sont nombreux et les digressions nécessaires pour suivre tous les détours de l’intrigue. Si résumer une pièce de Shakespeare prend une heure, une représentation ne devrait pas durer moins de quatre, cinq, six heures ! Ce que l’exercice met en valeur, c’est ainsi la sophistication extrême des structures dramaturgiques de ces pièces. Dans Troilus and Cressida, il apparaît que les personnages éponymes ne sont que des prétextes pour relater toute la guerre de Troie, l’opposition des Grecs et des Troyens déclenchée par l’enlèvement d’Hélène, les prédictions de Cassandre que personne n’écoute, le combat d’Achille et Hector… Par le biais d’une histoire d’amour entravée, Shakespeare s’approprie cette vaste matière épique. The Tempest entremêle plus classiquement des intrigues qui opposent les maîtres et ceux qui les servent, des enfants et leurs parents, mais cet entremêlement est extrêmement fin et il ménage de nombreux effets de surprise qui empêchent d’anticiper le dénouement. Ces architectures complexes amènent à se demander combien de temps ça prendrait, de résumer une pièce de Racine, ou une pièce de Corneille.

Le format du résumé implique que les coups de foudre paraissent chaque fois trop fulgurants, que le contexte historique n’est qu’à peine évoqué et que les tirades sont la plupart du temps ramenées à une phrase coup de poing. Malgré cela, l’épaisseur de ces pièces nous parvient. Les entrées et sorties des personnages sont visualisées, et au-delà, leurs gestes, leurs émotions, et même l’étoffe des dialogues. Nous parvient aussi la multiplicité des registres, grâce à des décrochages qui font se côtoyer l’héroïcomique et le tragique, le burlesque et le dramatique. Le risque aurait pu être que ces pièces soient finalement tournées en dérision, ramenées à trois fois rien – mais le souffle épique l’emporte. La réussite de l’entreprise réside précisément dans cette tension très forte entre simplification d’une part et densité de l’autre, densité paradoxalement accrue par l’exercice de synthèse. L’ampleur narrative finit par l’emporter sur la pauvreté du procédé, tout comme sur la performance de l’acteur qui s’efface tout entier derrière son récit. On en vient à oublier la maîtrise du conteur, qui renonce au style pour la clarté, qui ne cesse de cultiver le lien établi avec le public sans jamais s’imposer à lui. Il est tout entier au service de l’exercice, dont le but est de solliciter l’imagination du spectateur, de le mettre en capacité de visualiser tout une pièce de Shakespeare avec trois fois rien. Alors que certaines esthétiques tendent à tout représenter, même ce qui paraît le plus impossible à représenter sur scène, et de cette façon congédient toute contribution de la part du spectateur, ici la réduction amplifie le récit, et décuple la projection que l’on peut se faire de la pièce.

On repart donc en ayant vu Hélène et Pâris bras dessus-bras dessous, raillant Troilus et Cressida sur le point de consommer leur amour. On aura vu la fierté d’Achille qui veut être le « Greek number one », mais qui refuse de réclamer à ses chefs l’honneur d’affronter Hector, et on aura vu le corps de ce dernier traîner dans la poussière. On aura également vu l’esprit Ariel, et même entendu sa musique enchanteresse, et on aura compris le passage du désir de vengeance au choix du pardon de Prospero. L’expérience du spectacle est comparable à celle de la lecture – les phrases de Shakespeare en moins et le support des objets en plus. Nestor restera désormais associé à un vieux tube de dentifrice et Prospero à un petit flacon au liquide vers non identifié. Ces objets représentent bien moins qu’une incarnation, mais leur charge narrative a été décuplée par le récit de l’acteur qui les anime. Et désormais, la mère qui fait réviser sa leçon à l’enfant pensera à Shakespeare en ajoutant une pointe de tabasco à son plat !

F.

 

Pour en savoir plus sur « Complete Works: Table Top Shakespeare », rendez-vous sur le site du Festival d’Automne.

Related Posts