Après L’Homme sans qualités de Robert Musil, Les Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski, Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov ou plus récemment L’Autre côté d’Alfred Kubin, Krystian Lupa s’attaque une nouvelle fois à un roman dans son dernier spectacle. Perturbation a pour matériau premier l’œuvre du même nom de l’Autrichien Thomas Bernhard. Sur la scène de la Colline, on assiste à la rencontre de deux artistes extrêmement forts.
Quoi de plus propice que les visites d’un médecin la campagne autrichienne pour pénétrer l’intériorité et la folie, deux thèmes chers au metteur en scène polonais ? Dans le roman de Bernhard, un père emmène pour la première fois son fils dans sa visite quotidienne aux malades qu’il traite. Leurs relations sont compliquées, comme celles du père et de sa fille ou du fils avec sa sœur. Cette première expérience de rapprochement résulte en partie d’une lettre du fils adressée à son père, dans laquelle il s’épanche après l’avoir longuement mûrie.
Ce couple de personnages en crise va donc à la rencontre d’autres êtres eux aussi en crise. Ces patients ont des maladies indéterminées, dont les symptômes sont autant physiques que mentaux. Chaque visite commence avec la présentation du fils, dont la présence suscite des réactions contrastées. Ce dernier assiste en spectateur aux auscultations et aux monologues qu’elles entraînent, aussi bien de la part du malade que de celle du médecin, révélant une cure réciproque.
Dans la première partie du spectacle, comme dans la première partie du roman, le père et le fils se rendent donc auprès d’une femme veuve, d’un industriel qui se coupe totalement du monde extérieur pour se consacrer à des œuvres qu’il détruit ensuite, dans un château dont la volière a été le théâtre d’un massacre après la mort de son propriétaire, puis auprès d’un jeune musicien devenu fou et de sa sœur dépassée.
Ce parcours morcelé provoque chaque fois de nouveaux récits, pas encore marqués par le style ressassant de Thomas Bernhard. L’empreinte de Krystian Lupa est elle aussi encore discrète dans cette première partie essentiellement narrative. Cette prédominance sur scène de la fiction est une introduction nécessaire à un second temps d’une puissance bien supérieure.
Suivant la structure singulière du roman, le spectacle se focalise ensuite sur un patient particulier, le prince Saurau, un aristocrate qui vit dans un château d’un autre temps et pose un regard plein d’aversion sur le monde dans lequel il vit. L’arrivée du médecin et de son fils déclenche une immense logorrhée qui ne prend fin qu’avec la troisième partie du spectacle.
Tout d’abord, on assiste à un monologue proprement bernhardien, déclenché par une annonce que le prince a mise dans le journal, en quête d’un nouveau domestique. Le matin même, il a vu trois candidats, dont un instituteur qui n’aurait pas même dû briguer le poste et se présenter au départ. Dans ce discours obsessionnel et profondément comique, déclamé par un excellent comédien, Thierry Bosc, l’on retrouve bien le style si singulier de l’écrivain autrichien.
Il relate ensuite qu’il va souvent écouter aux portes des chambres de ses sœurs et de ses filles. Ces deux pièces apparaissent sur le plateau et introduisent deux couples de femmes. Là, Lupa reprend le dessus dans ce face à face et nous offre une longue scène dont il a le secret, fondée sur un principe d’improvisation à partir de personnages à peine esquissés dans le texte. L’originalité est cette fois qu’il adopte la forme d’un montage parallèle en superposant les dialogues de ces quatre femmes, produisant des effets de chevauchements, d’échos, d’interférences ou de perturbations qui établissent un rapport tout à fait singulier à la parole.
En exigeant un regard et une ouïe doubles, Lupa met en place une perception presque schizophrène, à la fois suraigüe et confuse. Le metteur en scène exploite ce procédé d’introspection par le dialogue à son maximum et révèle ainsi avec une grande acuité la fragilité de ces êtres, incarnés par deux très beaux duos.
Après cette acmé, le dernier temps de cette longue traversée apparaît comme un tableau étrange et onirique, où la parole est une nouvelle fois explorée en profondeur. Le prince raconte au médecin et à son fils un rêve qu’il a fait, et sa narration prend la forme d’une ekphrasis figurée sur scène par la présence des autres comédiens, à la manière de Corneille dans L’Illusion comique. Personnages du prince, ceux-ci commentent ce qui précède et ce qui a lieu suivant une logique métathéâtrale qui floute les limites déjà confuses entre les diverses réalités mises en présence.
Les discours enchâssés et récits emboîtés de Thomas Bernhard deviennent donc sur scène des images de chair, dont les subtiles strates sont soulignées par un changement net de lumière, un bref éclair qui ouvre sur un autre niveau de réel. Dans cette troisième partie, le discours est bien moins concret et bien moins fictionnel que dans les précédents, comme si l’ensemble tendait vers une abstraction de plus en plus grande.
Le prince développe en effets en termes obscurs sa théorie de l’anticorps de la nature, que personne, ni personnages ni spectateurs ne comprend, et rapporte la lettre prémonitoire de son fils dans son rêve. Entre les deux, le fils du médecin, Thomas, placé comme point de départ de tous ces récits en chaîne, est soudain pris d’un élan humaniste. On assiste là à une de ces très belles envolées dont Bernhard nous réserve parfois la surprise : après tant de crises et de solitude, il déclare la confiance en l’autre comme l’unique foi possible en ce monde, comme fondement nécessaire de la vie. C’est à lui que revient de conclure cette épopée, par un retour à la fiction, à sa situation avec son père et avec sa sœur.
Ce long parcours dans les intériorités de toute une série de personnage prend place dans un espace non identifié et un peu vétuste, comme l’est souvent la scène de Krystian Lupa. De la même façon que dans Salle d’attente, des petites scènes sont déplacées jusqu’au centre de la scène principale pour figurer différentes chambres, qui font pénétrer dans l’intimité des malades grâce au soin tout particulier apporté aux papiers peints ou au meubles de chacune d’entre elles.
Le trajet d’un lieu à un autre est quant à lui figuré par la vidéo, qui n’est pas purement introspective dans ce spectacle. On y voit le père et son fils dans la voiture, traversant des paysages très verts et commentant leurs visites successives. Outre cette fonction narrative, ce médium contribue à mêler les époques et brouiller l’ancrage de ces scènes, ainsi qu’à faire surgir des visages comme venus d’un autre monde.
Un nouvel élément notable de cette scénographie est le cadre rouge qui cerne la scène. En réalité, cette frontière avec la salle est soulignée pour mieux être franchie, par des adresses plus ou moins explicites au public, l’exploitation de notre présence massive ou afin de mettre en valeur des éléments pouvant prendre un double sens. Ainsi, cette phrase répétée à plusieurs reprises, « le Polonais nous a abandonnées », au milieu de la cacophonie féminine, qui désigne avec humour le metteur en scène qui assiste au spectacle. Celui-ci se fait entendre tout au long de la représentation par ses murmures d’approbation ou ses éclats de rire, les plus fréquents quand on sort de la fiction, dans les scènes d’exploration à partir du texte mais au-delà de lui, où son travail avec les comédiens va le plus loin.
Ce nouveau spectacle de Krystian Lupa est encore une fois déroutant et hybride, impossible à considérer d’un seul bloc, dans un mouvement de synthèse unique. Il oblige à une décomposition qui nourrit encore la rencontre extrêmement féconde de ces deux grands artistes, qui va bien au-delà d’une simple adaptation au service du texte. Entouré de merveilleux comédiens, il nous amène à vivre une expérience singulière, indescriptible, tout à fait propre à ses spectacles.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur « Perturbation », rendez-vous sur le site du Théâtre National de la Colline.