Après Sous le volcan en 2009-2010, Guy Cassiers et Josse de Pauw se retrouvent au Théâtre de la Ville pour explorer ensemble l’œuvre de Conrad, Au Cœur des ténèbres. Leur discrète empreinte sur ce célèbre récit est perceptible dès le titre du spectacle, Cœur ténébreux ; mais toute crainte d’y voir une réécriture qui dénature la nouvelle de Conrad est vite écartée. L’inventivité technique de Cassiers n’a pas besoin d’en passer par là pour porter à la scène un texte non théâtral.
Le nom du comédien a beau résonner dans notre esprit, un solo dans le cadre d’une adaptation n’est jamais très enthousiasmant et prometteur au théâtre. Il faut dépasser cette idée et les premières minutes du spectacle pour découvrir avec extase que Josse de Pauw n’est pas seul sur scène. Ou plutôt si, il est seul, mais démultiplié, entouré d’ombres qui ne sont que lui-même et qui lui donnent la réplique.
Au Cœur des ténèbres est un voyage initiatique dans la jungle congolaise en pleine période coloniale. Le narrateur, Marlow, marin de profession, est invité à conduire l’administrateur de la colonie auprès de Kurtz. Celui-ci est l’un des bras droit de l’administration belge au Congo, car c’est lui qui fait parvenir le plus d’ivoire des profondeurs des terres. Le laisser mourir est impensable pour l’équilibre financier de la colonie.
S’engage donc un périple aux couleurs de cauchemar et d’enfer sur un vapeur à l’état douteux. Les sinuosités du grand serpent, le fleuve, et les rives sombres aux formes indéfinies sont source de fantasme pour le narrateur, ignorant de ce monde préhistorique. À mesure que le bateau progresse, l’image de Kurtz, bâtie par ceux qui l’ont connu, grandit et lui fait prendre peu à peu les contours d’un dieu. À la peur ancestrale née de l’informe et de l’incivilisé s’oppose la fascination motrice qui se construit autour de cette figure.
Cette avancée dans les ténèbres, vers un état primitif caractérisé par le mal, est essentiellement reproduite sur le plateau par les mots. Ils tiennent une place centrale sur scène, qui fait honneur au texte. Le micro du comédien et sa bouteille d’eau qu’il tient à la main, soulignent son rôle premier de narrateur. Pourtant nous ne sommes pas venus en masse pour s’entendre conter une histoire – du moins pas seulement. Ce que l’on attend, et à juste titre, c’est la magie de la technique visuelle de Cassiers.
Elle ne tarde pas à se montrer. Sur les huit pans distincts et amovibles qui constituent le fond du plateau, sont projetées des images mouvantes et suggestives. L’eau terrible et noire, la densité verte de la jungle, le feu tribal et mortel, et le sang après la bataille prennent forme, moins dans une logique illustrative que pour créer des atmosphères. Le passage de l’une à l’autre, tout comme la progression dans le récit, est extrêmement fluide, aussi fluide que les mouvements d’avant en arrière des pans de murs sur le plateau.
La première fois, lorsqu’un pan s’avance seul et que surgit un visage, le chef comptable, on croit rêver : finalement, ce n’est pas un solo, ils sont plusieurs en coulisses et ils vont surgir tour à tour. La surprise fait bientôt place à la curiosité technique. Celui qui donne la réplique à Josse de Pauw n’est nul autre que lui-même, filmé en tenue coloniale en amont du spectacle. Lui et son double reconstituent un dialogue, avec une même voix, un même visage, mais deux corps qui peuvent se faire face l’un l’autre.
Plusieurs personnages vont ainsi apparaître, fantômes du passé auxquels le narrateur ne réussit à restituer que les accoutrements. Le souvenir de leur voix et de leurs traits est imprécis, et les échanges deviennent des dialogues avec soi-même. La mémoire de soi est également donnée à voir sur cet écran instable lorsque le comédien est filmé et que son image est projetée au moment même où il joue. Le regard se détache du corps qui domine le plateau pour se fixer sur l’écran, sans cesse attiré par les images qui se dessinent avec grâce.
Quand survient enfin la rencontre avec Kurtz, il n’y a plus rien pour distinguer les deux héros. Le gros plan ne fait aucun doute, celui qu’a trouvé Marlow au fond de la jungle n’est autre que lui-même, un double personnel et universel. Malgré la vie indescriptible qu’il a menée parmi les sauvages, profitant de sa supériorité de Blanc, Kurtz n’est pas un individu unique et isolable. Sa mort, dite par la fixité d’une superbe image mouvante, finit de les rendre indissociables. Une fois que Marlow rencontre la veuve de Kurtz, son histoire s’arrête avec les derniers mots qu’il a rapportés.
Le léger accent de Josse de Pauw et ses hésitations sur certains mots ou expressions le font sortir de la récitation, et inscrivent le récit dans le vécu et la mémoire d’un univers mythique. La dimension symbolique et morale du texte de Conrad est magnifiquement soulignée par l’habile scénographie de Cassiers. Le spectateur est doublement ravi, emporté avec force dans la fiction et séduit de tant d’ingéniosité.
F. pour Inferno
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