Un demi-siècle après Rabelais, Cervantès écrit avec Don Quichotte l’un des premiers romans modernes de la littérature européenne. L’œuvre peut être considérée comme le roman des romans, tant elle contient d’œuvres à venir. Dix ans s’écoulent, entre l’écriture de la première partie, en 1605, et celle de la seconde. Plus encore que cette durée, c’est l’intégration de la réception de la première partie à la narration de la deuxième qui donne l’impression d’avoir presque affaire à deux œuvres distinctes. Leur dissociation repose également sur le fait que la première est la plus connue, alors qu’elle est pourtant la plus disparate, la plus étonnante dans sa structure – ou son absence de structure –, ce que met en évidence la deuxième par contraste. Il faut relire l’ensemble de manière cursive pour s’en rendre compte et rencontrer enfin cette œuvre dont on parle souvent sans l’avoir lue, pour paraphraser Pierre Bayard, qu’on connaît de réputation ou par ses extraits les plus célèbres, et appréhender ainsi sa composition déroutante, son mouvement inlassable, sa complexité, et tout ce qu’elle contient de littérature en puissance.
Dès le prologue au lecteur, Cervantès s’adresse à son lecteur et annonce la grande ambition qu’il avait pour son œuvre, ambition d’emblée fragilisée par son objet, qu’il résume ainsi : « l’histoire d’un homme sec, rabougri, fantasque, plein d’étranges pensées que nul autre n’avait eues avant lui ». La prise à parti du lectorat, le portrait d’antihéros qu’il dresse de son personnage puis la mise en scène des conditions de création de son œuvre introduisent d’emblée le caractère ludique de cette écriture, extrêmement consciente de ses moyens et de ses effets. Au-delà des premières pages, l’auteur aura soin de le rappeler par le ménagement de cliffhanger à la fin de chaque chapitre, par la mise en suspens du récit et l’invitation à poursuivre rapidement, par le titre de la plupart de ses chapitres qui souvent agissent comme des pieds de nez, du style « Où l’on raconte ce qu’on y lira », et par quantité de superlatifs dans le cours du récit qui promettent des aventures toujours plus extraordinaires, une surenchère constante qui concerne les colères du personnage, la violence qu’il déchaîne, ou le ridicule dont il est l’objet.
Mais derrière la légèreté de ton d’emblée posée, Cervantès expose les principes d’un art poétique dans les premières pages de son œuvre. Il annonce vouloir procéder à une satire sévère des romans de chevalerie, et pour ce faire adopter un style simple et précis, mis au service de l’imitation de la pure vérité, valeur constamment érigée en idéal. Pour mettre aussitôt en œuvre ce projet critique, il achève son avant-propos avec une série de poèmes adressés par de grands chevaliers de la littérature à Don Quichotte, son cheval Rossinante, son amante Dulcinée ou son écuyer Sancho Panza – avant même que ces personnages aient été introduits –, poèmes ironiques qui prétendent faire l’éloge de l’œuvre à venir mais qui ont surtout pour fonction de railler la tradition littéraire dont ils empruntent les codes.
Le récit commence et les jeux avec les attentes du lecteur se multiplient, convoquant immédiatement le souvenir de l’incipit de Jacques le Fataliste de Diderot. Le narrateur annonce en effet dans la première phrase ne pas vouloir se souvenir du village de la Manche d’où vient son personnage, un certain Quichada, Quesada ou Quechana, gentilhomme d’une cinquantaine d’années épris de littérature, et tout particulièrement de romans de chevalerie, déjà datés à l’époque à laquelle il vit. La rapidité du rythme de la narration saisit aussitôt : à peine ces données lacunaires posées, le narrateur donne à voir son personnage altéré par cette littérature, version masculine de Madame Bovary qui rêve sa vie à travers les livres plutôt que d’administrer son bien et qui décide de partir à l’aventure pour raviver l’ordre illustre des chevaliers errants. Le caractère grotesque du personnage s’impose dès la description de l’armure qu’il se fabrique avec du carton, du coup qu’il s’assène à lui-même pour en tester la pauvre résistance, et des tiges de fer qu’il ajoute à la seconde version pour la rendre plus solide. Le personnage retrouve toutefois une certaine aura poétique lorsqu’il baptise la pauvre rosse qu’il se choisit pour monture Rossinante et la jeune paysanne qui sera l’élue de son cœur Dulcinée du Toboso.
Il suffit d’un chapitre pour introduire ce personnage et relater son auto-intronisation, et ce chapitre paraît déjà contenir l’essentiel de l’œuvre en offrant le spectacle de la folie d’un être qui veut faire de sa vie une œuvre suivant l’exemple de la littérature, et qui croit en le pouvoir des mots à transfigurer le réel. Don Quichotte ne reste cependant pas enfermé dans ses livres et entreprend de mettre son délire à l’épreuve du monde grâce à une première sortie. Lorsqu’il rencontre deux jeunes filles publiques devant une auberge, il croit sincèrement qu’elles sont de grandes dames et que l’auberge est un château. Sa perception déformée de la réalité fait aussitôt mesurer l’ampleur de la distorsion de son esprit, ainsi que les situations comiques auxquelles elle peut donner lieu. L’aubergiste se fera en effet une joie d’orchestrer toute une mascarade pour l’adouber chevalier afin de distraire ses clients – jusqu’au moment de le mettre à la porte. Don Quichotte repartira alors fièrement sur les routes avec Rossinante, et croisera la route d’un garçon battu par un paysan. Croyant venir au secours du garçon, il aggravera en réalité son sort, schéma qui se répète à plusieurs reprises par la suite et qui le conduit à attaquer des bénédictins ou à libérer des bagnards. Le gauchissement systématique de son idéal – combattre les injustices et prendre la défense des opprimés – par ses actions font de Quichotte l’ancêtre du prince Mychkine de Dostoïevski, qui des siècles plus tard, ne cessera lui aussi de faire le mal en croyant faire le bien.
L’hidalgo rentre chez lui quelques jours plus tard, battu et l’armure détruite. Sa nièce et sa gouvernante dénoncent alors le pouvoir nocif de la littérature qu’il admire sur son jugement et tentent de lui faire prendre conscience de la façon dont elle altère son discernement. À défaut de lui rendre la raison, elles organisent avec le curé et le barbier un grand autodafé grâce auquel elles espèrent attaquer le mal à la racine. L’incendie des livres de chevalerie de Quichotte ne suffit cependant pas à le guérir, et le malade repart à l’aventure après avoir recruté un paysan voisin pour écuyer, le fameux Sancho Panza, à qui il promet monts et merveilles. Le célèbre duo, qui annonce de nombreux maîtres et valets des comédies du XVIIe et XVIIIe siècle, notamment Don Juan et Sganarelle, s’embarque ainsi au hasard des routes pour venir au secours de la veuve et de l’orphelin. Ce sont des moulins à vent qu’ils croisent en premier sur leur chemin, moulins que Quichotte prend pour des géants qu’il lui faut anéantir malgré les dénégations de Sancho Panza qui n’arrive pas à lui faire entendre raison. Plus tard, ce sera avec des outres de vin que le chevalier se battra.
Ce vieux gentilhomme s’abîme à chaque combat et paraît chaque fois plus défait lorsqu’il trouve refuge dans des auberges qu’il continue de prendre pour des châteaux. Les coups qu’il reçoit lors de ses mésaventures successives le défigurent tant que Panza finit par lui attribuer le surnom de « chevalier à la Triste Figure ». La tonalité de ces scènes est cependant avant tout comique, et le soin avec lequel le narrateur décrit l’enchaînement des actions ou la façon dont il les fige dans des postures invraisemblables rappellent les débuts du cinéma muet et les pantomimes de Charlie Chaplin, et, dans un autre registre, les cartoons fondés sur un schéma répétitif, comme Bip Bip et Coyote ou Titi et Grosminet. En même temps qu’il fait le récit de ces déconvenues rarement contrebalancées par une victoire, le narrateur manipule sa propre histoire et en attribue la paternité à un certain Sidi Ahmed Benengeli, dont il a découvert le manuscrit par hasard dans les rues de Tolède, alors que le roman menaçait d’être interrompu. Cette instance fictive sera régulièrement mise en avant par la suite, aussi bien pour en revendiquer l’autorité que pour justifier le caractère parfois arbitraire de la narration.
Ces données narratives posées, le récit s’échappe en effet de lui-même. Les combats sont de plus en plus espacés les uns des autres par des récits dans le récit qui mettent en balance les romans de chevalerie avec la littérature courtoise, aussi sévèrement tournée en dérision que les premiers. Cervantès procède de la même façon : il reprend soigneusement les codes du genre, mais sur un mode satirique. Le paradoxe de sa démarche est que la critique se fait sur le mode du mimétisme, qui est d’une certaine manière hommage. Il insère ainsi dans ses récits enchâssés les vers écrits par les bergers perdus dans les chaînes montagneuses de la Sierra Morena que rencontrent Quichotte et Panza. Mais voulant tourner en dérision les excès de l’amour courtois, Cervantès en vient progressivement à élaborer un discours féministe : les femmes, accusées d’ingratitude par les bergers qui prétendent souffrir à cause de leur indifférence, se disculpent de toute responsabilité au sujet de l’amour que les hommes leur porte et revendiquent leur statut de sujet. Dans ces récits rapportés truffés de poèmes et de lettres, dans lesquels les deux héros du romans ne sont plus qu’auditeurs quand on ne les oublie simplement pas, on reconnaît des personnages, des schémas d’intrigue et des dénouements extraordinaires qui rappellent les 1001 nuits et les comédies de Shakespeare ou de Musset.
Avec ces digressions successives qui prennent une importance de plus en plus grande, ainsi que l’entêtement de Quichotte et Sancho à partir à l’aventure malgré les échecs qu’ils essuient à chaque nouvelle rencontre, le roman paraît infini. Quand un récit enchâssé prend fin, un autre se noue alors que les deux personnages arrivent dans une auberge, lieu de passage où se racontent quantité d’histoires extraordinaires dans le style du Décaméron, quand d’autres ne s’y résolvent pas. Aucune dynamique narrative ne guide le roman que celle de l’errance et de l’aveuglement sans cesse rejoué de Quichotte, qui attribue à des enchanteurs les mésaventures qui lui arrivent plutôt que de se résoudre à la vérité que cherche à lui faire entendre Sancho, dont les vices font de lui un piètre porte-étendard de la vérité. À moins que le véritable moteur de la narration ne soit un goût immodéré pour les histoires invraisemblables, pour les effets de style et les jeux avec le lecteur, pour la maîtrise et la déclinaison de tous les codes littéraires existants à cette époque. Dans cet exercice de style grâce auquel Cervantès s’octroie une liberté absolue, une conception paradoxale de la littérature est exposée : elle est montrée comme étant véritablement nocive, capable de faire perdre la tête à des gens raisonnables par la force d’impression presque tangible qu’elle exerce. Le fantasque et le sensationnel mis en procès au nom de la vérité et de la vraisemblance sont cependant dépeints avec tant de précision et tant d’ampleur, que l’accusation devient éloge, démonstration irréfutable du plaisir qu’ils procurent, aussi bien au lecteur qu’à l’auteur.
Dans la deuxième partie du roman, la réception de la première a fait son œuvre : la narration est moins digressive, et les traits de caractère de ses personnages qui ont le plus plu au lectorat de Cervantès sont accentués. Don Quichotte, toujours aussi fou, fait également preuve de grande sagesse quand il n’est pas question de romans de chevalerie. S’il se montrait déjà érudit et poète dans la première partie, l’ambivalence de son esprit est désormais soulignée par toutes les personnes qu’il croise sur son chemin. Sancho Panza, quant à lui, est un peu moins porteur de bon sens et plus grossier, plus bavard, et encore plus adepte de proverbes. Comme Azdak dans Le Cercle de craie caucasien de Brecht, il se révèle néanmoins un juge d’une justesse incroyable quand on lui fait croire qu’il est enfin gouverneur d’un archipel, promesse qui lui sert de moteur depuis sa rencontre avec Quichotte. Dans cette deuxième partie, le chevalier et son écuyer sont cependant moins acteurs que personnages de grandes mascarades organisées par un duc et une duchesse, qui décident de tirer parti de leur crédulité abyssale et de s’offrir un franche partie de rigolade à leur détriment, en se jouant de la folie du premier et de la bêtise du second. D’autres protagonistes essaient à l’inverse de les faire revenir à la raison – et à la maison –, non grâce à l’exercice du bon sens qui s’est montré plusieurs fois impuissant, mais en surenchérissant dans l’ordre de la fiction et en utilisant contre Quichotte les règles de la chevalerie auxquelles il a décidé de se soumettre.
La seconde partie est aussi l’occasion pour l’auteur de régler ses comptes avec les textes apocryphes qui ont paru dans la foulée de la publication du premier volet et de revendiquer, par sa voix ou celle de ses personnages, l’authenticité de ses seuls écrits. Pour que la situation ne se reproduise pas avec ce deuxième volet, il donne un terme ferme et définitif aux aventures de Quichotte, qui, après avoir envisagé de se faire berger, meurt brutalement. Après avoir tiré autant que possible parti des schémas narratifs issus des romans de chevalerie qu’il dénonçait, après les avoir tournés en dérision et répétés à l’envi, après en avoir encore proposé une variante en donnant à voir non tant les aventures d’un chevalier errant qui s’est trompé d’époque que celles de personnages de la littérature célèbres, précédés par leur réputation dont d’autres veulent se moquer, Cervantès tire un trait sur ses deux héros, non pour les enterrer mais pour leur assurer une postérité dont la vivacité est aujourd’hui encore intacte.
F.