Le chanoine écouta avec attention le curé, qui leur parla du caractère, de la vie, des habitudes et de la folie de don Quichotte, et leur exposa brièvement l’origine de ses extravagances et la suite de l’histoire, jusqu’au moment où on l’avait enfermé dans cette cage pour le ramener dans son village, avec l’espoir de le guérir de sa folie. Tout ce récit leur parut surprenant ; lorsque le curé eut terminé, le chanoine prit la parole :
– À dire vrai, monsieur le curé, je considère pour ma part que ces livres qu’on nomme romans de chevalerie sont fort préjudiciables à l’État. Moi-même, poussé par un goût regrettable, j’ai lu le commencement de presque tous ceux qui sont imprimés, mais je n’ai jamais pu en achever aucun ; car je trouve que, à quelques nuances près, ils racontent tous la même chose, et qu’ils ne valent guère mieux l’un que l’autre.
Pour ma part, je classerais ce genre d’écrits et de compositions parmi les fables dites milésiennes, fictions extravagantes qui ne visent qu’à amuser et non à instruire, au contraire de celles qu’on appelle apologues, qui font les deux à la fois. D’ailleurs, bien que l’unique but de ces romans soit de distraire le lecteur, ils sont remplis de tant d’absurdités et d’invraisemblances que je ne vois pas comment ils pourraient y réussir. Les plaisirs de l’esprit naissent de la beauté et de l’harmonie des choses que nous voyons du imaginons ; et tout ce qui comporte disproportion ou laideur ne saurait nous donner de satisfactions. Or, quelle beauté y a-t-il, quelle harmonie entre les parties et le tout, dans un livre qui n’est que fiction, où l’on voit un garçon de seize ans, d’un coup d’épée, couper en deux un géant plus haut qu’une tour, comme si c’était un bâton de sucre candi ? Et, quand on nous décrit une bataille, après avoir précisé que l’armée ennemie compte un million de combattants, du moment que c’est le héros du roman qui les attaque, nous devons accepter, bon gré mal gré, qu’il remporte la victoire par la seule force de son bras ! Et que dire de la facilité avec laquelle une reine ou une impératrice remet son sort entre les mains d’un chevalier errant inconnu ? Quel esprit, à moins d’être tout à fait inculte et barbare, peut se divertir en lisant qu’une grande tour, remplie de chevaliers, vogue sur les flots comme un vaisseau poussé par un vent favorable ; qu’un soir, elle se trouve en Lombardie et le lendemain matin au pays du prêtre Jean des Indes, ou dans d’autres contrées, que ni Ptolémée ni Marco Polo n’ont jamais décrites ?
Et si l’on me répond que les auteurs de ces romans ne prétendent pas écrire autre chose que des fictions mensongères, et qu’ils ne se sentent donc point liés par la vérité, je rétorquerai que la fiction est d’autant meilleure qu’elle a l’air plus vraie, et qu’elle plaît d’autant plus qu’elle se rapproche du vraisemblable et du possible. Les fictions doivent être à la portée de ceux qui les lisent, et écrites de manière à rendre acceptables et faciles les choses qui ne le sont pas ; de sorte que, tenant sans cesse l’esprit en suspens, elles provoquent l’admiration et la surprise, l’émotion et l’intérêt, et qu’à les lire on se sente à la fois réjoui et captivé. Mais ce résultat ne pourra être obtenu par ceux qui s’éloignent de la vraisemblance et de l’imitation, en quoi consiste la perfection de l’art. Je n’ai jamais vu aucun roman de chevalerie dont la fable forme un corps entier avec tous ses membres, de manière que le milieu réponde au commencement, et la fin au commencement et au milieu. Au contraire, ils sont composés de tant de membres qu’on croirait plutôt que leur intention est de fabriquer une chimère ou quelque autre monstre, et non une forme bien proportionnée. En outre, leur style est malaisé, leurs prouesses incroyables, leurs amours licencieuses, leurs formules de courtoisie maladroites, leurs batailles interminables, leurs discours stupides, leurs voyages extravagants ; en un mot, ils sont à ce point dépourvus de qualités qu’on devrait les exiler des États chrétiens comme gens inutiles.
Le curé, qui avait écouté avec la plus grande attention, pensa que le chanoine était un homme de jugement et qu’il avait raison dans tout ce qu’il disait. Il lui répondit qu’il partageait son opinion, qu’il regardait lui aussi d’un mauvais œil les romans de chevalerie, et qu’il avait brûlé la plupart de ceux que possédait don Quichotte. Il lui raconta l’examen minutieux qu’il leur avait fait subir, indiqua lesquels il avait condamnés au bûcher et lesquels il avait épargnés.
Le chanoine trouva la chose fort divertissante et ajouta que, malgré le mal qu’il venait de dire des livres de chevalerie, il leur reconnaissait néanmoins une qualité : c’est qu’ils donnent à l’auteur matière à démontrer ses talents, car ils lui offrent un vaste champ où laisser librement courir sa plume. Il peut décrire des naufrages, des tempêtes, des joutes et des combats ; ou dépeindre un vaillant capitaine possédant toutes les qualités requises pour mériter la gloire : prudent quand il faut déjouer les ruses de l’ennemi, éloquent lorsqu’il s’agit d’encourager ou de retenir ses soldats, sage dans ses conseils, rapide dans ses décisions, non moins redoutable quand il temporise que quand il attaque. Il peut tantôt nous émouvoir par le récit d’une aventure tragique, tantôt nous égayer par des scènes riantes et imprévues ; nous présenter tantôt une belle dame, modeste, honnête et sage ; tantôt, un chevalier, bon chrétien, valeureux et courtois ; ou un barbare brutal et fanfaron ; ou un prince affable et valeureux; ou encore la loyauté d’un fidèle vassal, et les largesses et récompenses d’un grand seigneur. L’auteur peut même, selon les besoins, se transformer en astrologue ou en excellent cosmographe ; démontrer ses talents de musicien, d’homme d’État, et même à l’occasion, et si besoin en est, de magicien. Il peut nous peindre les ruses d’Ulysse, la piété d’Énée, la vaillance d’Achille, les malheurs d’Hector, la trahison de Sinon, l’amitié d’Euryale, la générosité d’Alexandre, le courage de César, la clémence et la sincérité de Trajan, la fidélité de Zopyre, la sagesse de Caton ; en un mot, toutes ces grandes actions qui font qu’un homme illustre est parfait, et qu’il représentera tantôt réunies en un seul, tantôt partagées entre plusieurs.
– Et si cela est présenté dans un style simple et agréable, conclut le chanoine, et avec une certaine ingéniosité dans l’invention, mais toujours le plus proche possible de la vérité, notre auteur aura composé une riche toile tissée de fils variés qui, une fois terminée, présentera une telle perfection et une telle beauté qu’il aura atteint le but principal de tout écrit, qui est, je le répète, d’instruire et de divertir. Touchant à des genres multiples, ces livres permettent à l’auteur de se montrer tour à tour épique, lyrique, tragique, comique, et de réunir toutes les qualités que contiennent en soi ces sciences si harmonieuses et nécessaires que sont la poésie et l’éloquence, car l’épopée peut s’exprimer aussi bien en prose qu’en vers.
L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, Miguel de Cervantes
Traduction de l’espagnol d’Aline Schulman