« Quichotte » de Gwenaël Morin dans le Jardin de la rue de Mons – de l’importance de croire

Depuis Le Songe l’an dernier, rendez-vous est pris dans le Jardin de la rue de Mons avec Gwenaël Morin, invité pendant quatre ans à créer un spectacle en rapport avec la langue du Festival d’Avignon invitée. Cette année, le metteur en scène choisit un monument, si ce n’est le monument de la littérature de langue espagnole : Don Quichotte de Cervantès. Une de ces œuvres que tout le monde connaît sans même l’avoir lue, dont les personnages sont familiers, dont certaines scènes sont inlassablement reprises, mais que finalement très peu de monde a effectivement lue in extenso. Le projet de Morin promet ainsi la rencontre, ou au moins une rencontre avec cette œuvre. Pour s’en emparer, le metteur en scène réunit une équipe qui n’est pas historiquement la sienne, celle du Théâtre Permanent, comme l’an dernier. Il prend le parti de la célébrité et engage une tête d’affiche : Jeanne Balibar. Et une autre tête d’affiche, plus discrète mais tout aussi grande pour les gens de théâtre : Marie-Noëlle (ex Yves-Noël Genod). À leurs côtés, Thierry Dupont et Léo Martin, en alternance avec lui-même. Ils sont donc quatre pour ce roman de quelques mille pages qui fourmille de personnages, et cette disproportion paraît caractéristique de Morin. Cette œuvre, en ce lieu, avec ces artistes, retentissaient comme une promesse. Une promesse hélas non tenue, mal tenue, qui révèle l’importance de croire.

Pour atteindre les gradins du Jardin de la rue de Mons, il faut passer par la Maison Jean Vilar et traverser ce qui tient lieu de scène. Cette entrée par les coulisses permet de voir sur une table quelques accessoires de carton, une chaise en plastique et un synthé, au-dessous d’une grande bâche blanche, une espèce de voile placée à l’horizontale. C’est là toute la scénographie ou presque, pour le reste confiée au lieu lui-même, à ses arbres et à la lune qui brille entre leurs branches, et à un grand buisson, à jardin. C’est peu, mais suffisant, on le sait, pour faire apparaître la forêt d’Ardenne de Shakespeare, et sans aucun doute, pour la lande espagnole jonchée de moulins à vent que traversent Quichotte et son écuyer.

Arrive Marie-Noëlle, élégante dans son chemisier blanc et son pantalon ample, les cheveux détachés. Elle tient une brochure à la main et commence la lecture des premières pages du roman, qui présentent le héros éponyme, un noble de cinquante ans qui s’est pris de passion pour les romans de chevalerie et qui consacre ses jours et ses nuits à leur lecture, prêt à vendre des terres pour pouvoir acheter d’autres livres et en réunir près d’une centaine – ce qui est beaucoup pour l’époque, précise Marie-Noëlle, qui se permet enfin, avec cette précision, un écart avec le texte qu’elle lisait jusque-là consciencieusement, à voix feutrée, à quelques mètres du premier rang, à peine assez fort pour atteindre le dernier. Ce volume prétend peut-être mettre en place une ambiance intime, mais le contact ne prend pas tout à fait, car la langue de Cervantès, qui imite les circonvolutions de la littérature courtoise qu’elle dénonce, exige sans doute un tempo plus lent pour que tout l’humour nous en parvienne. On saisit les informations principales mais on attend la suite, pressés de s’entendre raconter le texte autrement que par sa lecture.

Arrive enfin Jeanne Balibar, dans une robe longue à fleurs et en tongs, qui se jette sur un marteau et en frappe des planches au moment où la narratrice évoque les efforts de Quichotte pour se construire une armure et un heaume. Les bruits retentissants troublent l’écoulement du récit, mais pas suffisamment pour l’interrompre, et ni les uns ni l’autre ne l’emportent : le texte n’est pas tout à fait relégué à l’arrière-plan et l’action ne devient pas première. Le frottement prend fin et Jeanne Balibar-Quichotte revêt son attirail, fait pour la scène d’un emballage de feuilles A4 percé pour le casque, de pans de carton reliés par du scotch pour l’armure, et d’une épée et d’une lance de bois. Cet attirail digne d’un jeu d’enfant, il suffit de l’investir pour convoquer tout l’imaginaire des romans de chevalerie.

C’est en effet là tout l’enjeu du spectacle : investir par l’imaginaire les moyens de fortune réunis sur scène. Tandis que Balibar roule des yeux pour nous faire prendre la mesure de la folie et des colères redoutables de Quichotte – colères qui d’innombrables fois le placent dans des situations critiques et lui valent de finir roué de coups –, tandis que Marie-Noëlle se présente comme la rosse Rossinante que le chevalier errant se choisit pour monture tout en continuant de mener le récit, et tandis que les deux autres acteurs assistent désemparés au manège de Quichotte, s’impose progressivement cette évidence : le public ne peut pas investir par l’imaginaire ce qu’on lui montre si les acteurs et actrices, en premier lieu, n’investissent pas leur propre imaginaire dans ce qu’ils font, dans le jeu auquel ils ont accepté de jouer.

Très vite, on comprend qu’il y a carence. Ils et elle ne croient pas en ce projet quichottesque d’adapter Don Quichotte en deux heures avec trois bouts de carton et une dramaturgie inexistante. Ils et elle ne croient pas en leur capacité et celle de leurs partenaire à faire surgir la poésie de leurs actions et de leurs interactions. D’interactions, précisément, il n’y en a pas. Aucune énergie ne circule entre les corps, aucune complicité ne se manifeste dans les quelques regards et rares gestes échangés, et tous quatre restent profondément solitaires sur cette scène de terre. Or, la dynamique de groupe n’est pas un luxe, dans le théâtre de Morin. Elle est même la pierre de touche de son geste, et c’est grâce à elle que son Songe, l’an dernier, était si réussi. On se demande si c’est parce que cette équipe-là n’est pas l’équipe historique du metteur en scène, si c’est parce que les années de pratique qui précédaient leurs retrouvailles autour de Shakespeare manquent cette fois.

Au-delà de la déception de voir ce beau projet s’effondrer sur lui-même, comme Quichotte mis à terre dès sa première sortie, un sentiment de malaise, puis de gêne nous envahit. Jeanne Balibar essaie bien, plusieurs fois, de réinvestir un peu de croyance dans son personnage et dans ces actions, et elle réussit par instant à nous embarquer dans la perception torve de ce chevalier, en mobilisant l’immense étendue de son jeu. Marie-Noëlle nous ressaisit également à certains moments, quand elle se fait complice du public et laisse enfin entrevoir un travail d’appropriation du texte, au-delà de sa simple mise en voix. On perçoit également par instant chez Thierry Dupont une réserve d’énergie immense, qui reste inexploitée. Quant à Léo Martin, la plupart du temps souffleur dispensable, il restera absent jusqu’au bout, même quand il finira par dire quelques phrases avec un accent du sud prononcé qui ne produit pas l’effet comique probablement escompté. Hormis quelques rares fulgurances, la résignation semble s’abattre sur les quatre, qui, de toute évidence, n’adhèrent pas au jeu que leur a proposé Morin. Ils font penser à ces enfants trop grands qui acceptent de bonne grâce de jouer avec des plus petits mais sans y croire, et qui, par ce défaut de croyance, faussent tout le jeu.

La carence est d’autant plus problématique qu’il n’est question que de croyance dans ce roman : Quichotte croit dur comme fer à sa vocation de chevalier errant, à la beauté de Dulcinée et aux géants qu’il croise sur son chemin ; Sancho Panza, qui n’apparaît que dans le dernier quart du spectacle, s’il passe son temps à raisonner son maître pour ôter le voile qui transforme la réalité à ses yeux, se laisse prendre au piège de ses folies, séduit par la promesse d’un archipel que lui a faite son maître ; enfin, tous ceux qu’ils croisent sur leur chemin jouent à croire aux récits de Quichotte pour s’amuser de ce fantasque et pour se payer une partie de plaisir en voyant jusqu’où il peut aller. Ce sont ces différents pactes de croyance, subis ou consentis, qui rendent possibles les aventures extraordinaires de Quichotte. Les transposer à la scène décuple cette problématique : les acteurs et actrices doivent croire au projet de ce spectacle pour que le public y adhère et qu’il se retrouve dans la position de celles et ceux qui croisent le chemin de Quichotte et se délectent de son extravagance.

Indépendamment du désengagement des acteurs et actrices, qui fait prendre la mesure de l’importance de parvenir à créer un groupe, d’y insuffler un enthousiasme commun, de mettre en partage une même ambition pour la porter au plus haut – condition finalement sine qua non de la réussite d’un spectacle, qu’il soit bon ou mauvais – le bât blesse par le renoncement à toute forme de dramaturgie. Morin fait part de son hésitation face à ce monument : il a d’abord voulu éviter les passages obligés, comme l’épisode du moulin à vent, mais s’est finalement résolu à y revenir ; puis il a voulu y entrer « par effraction », en piochant un peu au hasard dans les deux premiers livres, avant de prendre le parti de tourner les pages du premier et d’en suivre le cours de manière linéaire. Ce choix, qui pourrait tout à fait se défendre, fait cependant l’économie de toute réflexion sur le rythme à adopter, au temps à consacrer à la décision de Quichotte de se faire chevalier par rapport à ses premières aventures, ou à l’autodafé réalisé par ses proches qui espèrent le guérir de son mal en jetant ses livres au feu par rapport à sa rencontre avec Sancho Panza.

La narration résulte très embrouillée, et on se demande bien comment le spectacle va finir, alors que ce roman est infini, que Cervantès aurait pu continuer inlassablement le récit des aventures du Sire à la Triste Figure, car malgré les superlatifs qu’il utilise, la surenchère constante qu’il pratique, Quichotte se remet de toutes ses blessures et mésaventures, et rien ne vient à bout de ses illusions. Ce qui est plus frappant encore, et pose davantage problème, c’est que Morin paraît multiplier les contresens dans l’entretien reproduit dans la feuille de salle du spectacle. Le metteur en scène présente le personnage comme un justicier qui espère transformer le monde, reconduisant cette idée aussi répandue qu’inexacte du Quichotte. Qui prend vraiment la peine de lire le texte découvre un être qui agit aveuglément, à tort et à travers, qui libère des jeunes filles qui ne sont pas prisonnières ou des bagnards criminels, simplement pour s’offrir un morceau de bravoure aux yeux de Dulcinée. Quoique seriné de littérature, il n’est pas un doux rêveur, mais un homme profondément colérique et inconstant, à l’origine de quantité d’actes de violence, qui assène des coups sans discernement. Les effets de sa folie ne sont pas dérisoires, comme l’affirme Morin, les victimes du chevalier errant sont nombreuses.

Faire de Quichotte un justicier qui remet en question le système dans lequel il vit aurait pu offrir une allégorie salvatrice pour notre époque, si une lecture plus engagée du texte, assumant la distorsion, avait été faite, ou si le travail avait porté sur l’imaginaire attaché à cette œuvre. Mais le metteur en scène ne parvient pas à s’en emparer, et le théâtre qu’il cherche à faire naître d’elle ne prend pas. On n’entrevoit pas même tout ce que ce roman contient de littérature, de théâtre et de films, de personnages et de scènes comiques – même quand Balibar fait des bonds sous les coups qu’elle reçoit ou quand elle poursuit ses compères entre les arbres. Parfois, de sublimes images surgissent à la faveur d’une posture ou d’une lumière, mais elles disparaissent bien vite et laissent place au spectacle du découragement. Le public se trouve ainsi placé dans une posture de savant froid et insensible qui juge la folie de Quichotte et la condamne au lieu de s’y laisser prendre, s’il n’est pas simplement dépité, ou profondément désolé pour ces artistes qui n’ont pas su s’approprier ce projet y mettre tout leur cœur et toute leur âme, qui se retrouvent là comme malgré eux et attendent comme nous que ça passe.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Quichotte », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

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