« Les Forteresses » de Gurshad Shaheman au Théâtre de la Bastille – trois sœurs iraniennes

Reporté par le covid, finalement créé en 2021, le spectacle Les Forteresses arrive au Théâtre de la Bastille après une grande tournée en France. Après avoir fait œuvre de sa vie, après avoir fait entendre la voix de réfugiés LGBT, l’artiste franco-iranien Gurshad Shaheman rassemble les femmes de sa famille pour faire entendre leur histoire. La découverte des Forteresses est précédé d’une bonne réputation qui n’est pas volée : le spectacle se révèle de ses œuvres qui constituent un précédent dans l’appréhension que l’on a d’un pan d’histoire – en l’occurrence l’histoire de l’Iran, depuis les années 1960.

La grande salle du Théâtre de la Bastille mais aussi son plateau sont combles : en plus des gradins, ont été installées sur scène des structures recouvertes de tapis persans qui accueillent des grappes de spectateurs en chaussettes. Il ne reste plus que des couloirs entre les plateformes occupées, et deux espaces de jeu, une estrade à l’avant-scène et une longue table qui peut devenir podium grâce à des marches, en fond de scène. Des femmes s’affairent autour de la seconde et servent des petits gâteaux au public, accueilli comme dans un café et ainsi constitué en hôte. Cette relation chaleureuse de proximité, il est demandé au reste du public dans les gradins de la protéger, grâce à un panneau qui prie de ne pas prendre de photos ni de vidéos – information qui instaure une relation de confiance et une atmosphère propice à la confidence.

Une lumière désigne une jeune femme, assise sur une chaise située sur une plateforme, en hauteur par rapport à celles et ceux qui l’entourent et l’écoutent, semi-allongés. Un prologue est annoncé, et la jeune femme raconte les périodes de jeûne pendant son enfance, sa gourmandise, et les marchandages de sa grand-mère avec Dieu pour la convaincre d’attendre la nuit pour boire et manger. La jeune femme précise bien vite qu’elle et ses sœurs ne portaient cependant pas le voile, que leur père était progressiste et disait d’elles qu’elles étaient des lionnes qui n’avaient pas à se couvrir. Dans la continuité de cette entrée en matière, une autre jeune femme, dans le chapitre un, raconte sa scolarité confiante et son trajet jusqu’à l’université, les études de droits qu’elle a commencées et son ambition d’être juge. Une troisième relatera l’engouement de la jeunesse pour la gauche, les lectures venues d’Europe, le renversement du chah d’Iran et l’espoir immense associé à cette révolution.

Ce sont les récits de trois sœurs qui sont ainsi entremêlés, depuis trois endroits fixes de la scène. Mais le spectacle se situe en réalité entre les conteuses et les trois sœurs dont elles portent l’histoire, présentes au plateau, que l’on associe progressivement chacune à l’une des conteuses et que l’on observe, tandis qu’est déroulé le récit de leur vie en français. On les regarde servir le thé, écouter, rejouer quelques scènes en murmurant, danser un peu… Toutes les six, deux fois trois, s’adressent à Gurshad, présent à l’avant-scène, assis sur la plateforme avec ses cheveux et sa barbe flamboyants, tourné vers l’une ou l’autre. C’est à lui, leur fils et leur neveu, que les trois sœurs racontent leur histoire. Lui se tient dans une posture d’écoute pure, il ne dit rien, sourit, encourage la parole, ou passe pour un temps un costume pour figurer un marchand d’étoffes qui arrange un mariage, ou Martine Aubry qui sonne à sa porte et le naturalise.

Les vies retracées ne suivent pas un cours parfaitement chronologique de l’enfance au présent – éparpillé entre la France, l’Iran et l’Allemagne –, des études à l’exil pour deux des trois sœurs. Il y a parfois des bonds qui désamorcent tout suspens et laissent entrevoir le dénouement de ces parcours. Ceux-ci n’en paraissent que plus exemplaires, dans leur singularité d’emblée annoncée. Il est question de mariage arrangé et de coup de foudre, de divorce et d’impossible séparation ; d’engagement politique à l’université et d’expérience de la prison, d’interdits successifs qui frappent les femmes dans la rue ou dans leurs foyers ; de l’autorité démultiplié du régime, des mollahs, des maris, des frères, et parfois même d’autres femmes ; de décès, de départs ou du choix de rester malgré tout. Car ces trois femmes ont toutes trois fait des choix différents, qui, diront-elles en conclusion, les ont parfois empêchées d’être présentes les unes pour les autres. Mais ces choix individuels leur ont permis de mener le moins mal possible leur barque dans les tempêtes nombreuses qu’elles ont traversées, et de protéger leurs enfants – car elles sont toutes trois mères.

Les témoignages sont de plus en plus poignants à mesure que progresse l’histoire, que la révolution à l’origine émancipatrice laisse place à un régime non démocratique mais islamique, que la charia remplace le droit commun à l’université, que la surveillance se répand en même temps que les réseaux clandestins se développe, que la liberté se trouve réduite à peau de chagrin, tandis que la sécurité est menacée par le conflit de l’Iran avec l’Irak. Les récits de violences morales et physiques s’accumulent : violences politiques, violences conjugales, violences de l’exil. Certains passages tordent les boyaux, sont difficiles à supporter, et saisissent même les conteuses, prises d’émotion, alors qu’elles ne jouent pas, qu’elles ont la délicatesse de simplement raconter. Mais, dit la plus jeune des trois sœurs, ces morceaux-là de l’histoire n’en sont que des bribes, leurs âmes sont des forteresses qui ne peuvent tout livrer. Raconter ces trajectoires exemplaires, les drames qui les ont ponctuées, est nécessaire pour faire connaître l’histoire sidérante de l’Iran, que l’on croit connaître grâce à des livres, des films ou des BDs. Mais le silence et l’oubli sont également nécessaires pour survivre, nous apprennent ces femmes.

Ces biographies donnent l’impression de se tenir toutes seules, tant elles sont puissantes. L’effet est sans doute partiellement produit par le travail d’écriture à partir d’entretiens mené par Gurshad (on se prend nous aussi à l’appeler par son prénom, à force), mais ce travail est discret. Il n’est plus perceptible que dans certaines marques d’oralité, d’autocorrections, qui rappellent les conditions parlées de ces confidences. Le choix d’une écriture en vers libre, qui souligne le rythme de ces récits à la lecture, est en revanche fondu dans la mise en voix. Ces vies se passent si bien de toute forme de figuration qu’on pourrait ne pas tenir compte de tout ce qu’ont composé au plateau Gurshad, sa mère et ses tantes en regard d’elles – les gestes, les scènes muettes. Ces actions ont sans doute surtout pour fonction de structurer leur présence sur scène, elles servent de support à ces trois femmes dont on déplie les parcours, qui ne peuvent simplement se tenir immobiles et écouter. Elles entrent donc et sortent, changent de tenue, cuisinent, repassent, composent un bouquet. Ces déplacements et activités, si elles paraissent dispensables à l’écoute, nous permettent de les observer sans faire peser le poids de notre regard sur leurs corps, leurs visages, leurs mains, à la recherche des traces insoupçonnables ou presque de tout ce qu’elles ont enduré, au-delà de leurs belles robes.

Entre les trois chapitres, encadrés d’un prologue et d’un épilogue, Gurshad prend le micro et chante par-dessus un morceau de musique diffusé sous une boule à facettes. C’est le seul moment où il se fait entendre, et il y a quelque chose de très respectueux dans le silence qu’il observe le reste du temps, pendant les trois heures de spectacle. Il chante, et les femmes de sa famille chantent avec lui, dans leur patois d’origine, des chants d’amour aux paroles un peu kitsch mais qui résonnent, et tous quatre s’adressent des sourires et dansent ensemble. Par deux fois au moins, ces interruptions musicales apparaissent comme des moments de réparation, de respiration après des pics d’intensité dans les récits rapportés, que souligne parfois la création sonore. Gurshad fait retomber la tension de manière douce en les prenant dans les bras, en les faisant tourner sur elles-mêmes pour les mettre à l’honneur, et ses gestes leur font et nous font du bien. Comme fera du bien, à la fin, l’invitation à venir danser et boire et un verre, à former une communauté plus large encore sur le plateau, grâce à laquelle remercier les trois femmes, après qu’elles auront terminé en s’adressant directement à Gurshad pour quelques mots traduits en direct cette fois, par leurs interprètes derrière lesquelles elles se tiennent, main dans la main.

Avec ce spectacle Gurshad Shaheman se fait passeur et transforme la scène en une tribune, un haut-parleur grâce auquel faire entendre des récits poignants. L’histoire que l’on connaît de loin est appréhendée de près grâce à ce geste de mise en écoute, grâce au tressage des vies de ces trois femmes, non simplement données à entendre par la voix d’autres mais présentes sur scène, pour un long moment partagé que seul permet le théâtre, qui se résume pour l’essentiel à ce partage au présent ici. On se demande ce qui peut venir après une telle création, dans le parcours de l’artiste, mais en attendant on repart avec la conviction que l’histoire de l’Iran restera désormais indissociable de ce spectacle et des récits de ces trois sœurs dans notre expérience personnelle.

F.

 

Pour en savoir plus sur Les Forteresses, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.

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