« Le Silence » de Lorraine de Sagazan à la Comédie-Française – indicible infrangible du deuil

Après Christiane Jatahy, Chloé Dabert, Ivo van Hove, Christophe Honoré, Julie Deliquet, Guy Cassiers, Thomas Ostermeier, Silvia Costa et d’autres encore ces dernières années, c’est au tour de Lorraine de Sagazan d’être invitée à diriger la troupe de la Comédie-Française. Comme plusieurs parmi celles et ceux cités, l’artiste fait un pas de côté par rapport au répertoire théâtral et trouve avec Guillaume Poix son inspiration du côté du cinéma. Non pour adapter un scénario de film, comme Christiane Jatahy, Ivo van Hove ou Julie Deliquet : c’est dans toute une œuvre cinématographique que le duo puise, celle de Michelangelo Antonioni. Ce matériau donne lieu à un spectacle radical, qui confronte de manière extrême à la souffrance indicible causée par le deuil.

Le dispositif bifrontal mis en place dans le Théâtre du Vieux-Colombier rappelle le Vania de Julie Deliquet, au même endroit il y a quelques années. Le public cerne cette fois un espace seventies qui paraît habité, avec sa moquette et ses tentures vertes, sa grande table de marbre blanc, son canapé de velours en S, sa commode vintage avec tourne-disque, son miroir à battants sur pied, sa table basse, son piédestal. Dans chaque recoin, des livres, des objets, des lampes – et des cartons. Au plateau se trouve d’emblée Baptiste Chabauty, qui nous accueille avec un regard intense, chargé d’une tristesse inquiète. Près de lui, Marina Hands, effondrée sur elle-même, beaucoup moins attentive à notre installation, exprime un abattement incommensurable. Au-dessus d’eux, un écran livre une image en noir et blanc, le reflet des lumières d’un manège dans de l’eau, reflet troublé par une chaise de parc.

Les coordonnées sont déjà mises en place pour tout le reste du spectacle : ce qui est offert au regard, ce sont des êtres à observer, dans un espace qui leur permet quantité de gestes, d’actions et de déplacements, avec un écran qui donne une profondeur de champ à ce qui se passe au plateau. Quelques modifications seront ensuite introduites par l’entrée d’un chien et de trois autres personnages, mais le « début », qu’on attend longtemps avant d’y renoncer, n’est pas annoncé par une rupture nette, un changement d’éclairage ou une parole lancée qui mettrait en marche la machine théâtrale. Les entrées successives surlignent au contraire chaque fois plus le silence cultivé sur scène, que le titre du spectacle nous annonçait et que le spectacle s’attache à démontrer. Un spectacle sans paroles – en apparence du moins. Un spectacle sans paroles audibles, à quelques rares exceptions près. Le parti pris, tenu sur la longueur du spectacle, est audacieux et provoquant, car ce sont les acteurs et actrices de la Comédie-Française dont il est question, dont la réputation repose sur leur capacité à jouer le répertoire, à défendre un théâtre de texte.

Lorraine de Sagazan prend le temps de mettre en place le silence, de nous l’imposer, avant de le rendre éloquent. Elle nous oblige à une observation minutieuse des gestes et des relations, sans encore rien nous en dire. On déchiffre dont l’abattement, l’inquiétude, la difficulté à dire une parole réconfortante ou à risquer un reproche, à se prendre dans les bras, à se consoler. Mais cette enquête est quelque peu parasitée. On constate l’impossibilité de créer un silence parfait au théâtre – du moins quand on ne s’appelle pas Claude Régy : le public est irréprochable, mais les sons de la technique (lumières, écran, dispositif sonore), empêchent un silence parfait, on distingue différentes tonalités de grésillements. Et puis il y a la présence insistante du chien Miki, qui occupe l’espace avec aisance, se promène, mange, joue à la balle, réclame de l’attention. Sa présence entière, absolue, souligne par contraste le caractère fantomatique des êtres réunis, qui n’arrivent pas à entrer en dialogue, qui glissent les uns sur les autres, s’effleurent, s’échappent.

Il y a des trouées dans ce silence imparfait : une leçon d’italien, un disque, les balbutiements de Julie Sicard, incapable d’expliquer quoi faire de ces cartons, balbutiements tels qu’ils amènent à penser que le silence vaut peut-être mieux, finalement. Il y a un message vocal aussi : une mère qui dit à son fils qu’elle sait que sa sœur est chez lui, qu’elle pourrait être là, elle aussi. Cette intrusion met sur la voie, après un long temps, de ce qui se joue, enclenche une autre attention à la scène, une attitude plus nette de compréhension. Les images, qui paraissaient jusque-là de lointaines métaphores de ce qui se déroule sur scène, des paysages intérieurs qui redoublent le spectacle de ces âmes en peine, ou qui parfois annonçaient ou redoublaient ce qui avaient lieu sur scène – une carafe qui se renverse, une main qui se tend, du mimosa déposé sur une table –, prennent un autre sens.

On devine, désormais, que l’image de la robe de mariée engloutie dans un affaissement de terrain boueux dit l’effondrement d’un couple, celui que forment Marina Hands et Noam Morgenzstern au plateau, qui tentent de se passer une orange de cou à cou pour engager un contact physique, tenter de s’enlacer. Un couple sur la brèche, paralysé, qui cherche à se sauver. De quoi ? Des réminiscences de La Vie invisible et Un sacre, les précédents spectacles du duo, font deviner : un décès. Les signes s’accumulent désormais : un visage enseveli dans la terre, des images de mer tempétueuse, des envies suicidaires de Marina Hands, une botte d’enfant dans le sable, un panneau « baignade dangereuse ». Tout devient soudainement très explicite, les cartons prennent sens, le sac de vêtement, la table transformée en autel par des gerbes et des gerbes de mimosa odorant. Et encore l’incapacité de la sœur et de l’ami à réconforter, leurs tentatives vaines de dire trois mois avant de rejoindre le couple dans le silence.

Entre eux quatre, il y a le chien, qui suit une partition parfaite, tantôt discret, tantôt très présent. Qui lèche les larmes de Marina Hands, la suit dans ses danses désespérées, mange ses croquettes dans une assiette, réclame à Stéphane Varupenne de jouer à la balle en grognant, et s’arrête consciencieusement quand on range ladite balle. Entre eux quatre, il y a encore Baptiste Chabauty, qui suit toujours la même ligne, qui nous observe sans relâche, d’un endroit à l’autre de l’espace scénique, s’avançant parfois dans les escaliers qui distribuent les rangées de public. Sa performance est aussi impressionnante qu’impénétrable. À mesure qu’on comprend que c’est de la mort d’une enfant qu’il s’agit, on finit par superposer sa présence à celle de l’enfant morte, et ce fantôme adulte nous projette dans un avenir de tristesse indépassable.

Ce spectacle radical est le résultat d’une vaste entreprise d’écriture souterraine. Guillaume Poix et Lorraine de Sagazan expliquent que sous la partie apparente de l’iceberg, il y a des pages et des pages de textes : des monologues intérieurs, des poèmes, des souvenirs… Mais pas des monologues que la convention littéraire ou théâtrale ont pris l’habitude d’extérioriser par la parole : ces monologues, ici, restent vraiment intérieurs. On imagine que les acteurs et actrices se racontent tout ce texte inaccessible, dans le silence de la scène, que c’est lui qui est à l’origine de leurs gestes. Des gestes parfois presque trop éloquents dans leur tentative de faire percevoir ce sous-textes, qui n’ont pas la grandiloquence du cinéma muet mais qui surlignent de manière presque excessive le jeu. On regrette que le dispositif reste immuable, que le texte de Poix reste inaccessible jusqu’à la lecture du programme, qu’une voix off ne vienne pas, au moins à quelques moments, comme les images de Jérémie Bernaert, nous inviter dans ces intériorités, dont ne restent plus que les manifestations extérieures, qui auraient pu gagner encore en finesse et en densité avec le soutien des mots, sans pour autant trahir le parti pris de départ.

F.

Pour en savoir plus sur Le Silence, rendez-vous sur le site de la Comédie-Française.

Related Posts