« La Vie invisible » de Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix à l’Espace Cardin – Ibsen x Rambert

La vie théâtrale reprend progressivement après la trêve hivernale, et 2022 s’ouvre avec un court spectacle programmé par le Théâtre de la Ville : La Vie invisible de Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix. Un spectacle créé l’an dernier à la Comédie de Valence, à partir de témoignages de personnes non et malvoyantes, à l’esthétique dépouillée, « pour permettre aux personnes déficientes visuelles […] d’assister aux représentations » : des rideaux blancs qui ondulent cernent un plateau quasiment vide – rideaux semblables à celui des premières scènes de Go down, Moses de Castellucci, avec qui Lorraine de Sagazan a collaboré il y a quelques années. La Vie invisible raconte la vie d’un homme, une vie presque ordinaire en apparence, mais qui se révèle d’une profondeur dramatique saisissante. Le spectacle produit l’effet d’un coup de poing asséné au creux du ventre.

Le public attend le début du spectacle face à une scène privée de profondeur par un rideau noir. Un homme assis au premier rang se lève et s’avance sur le plateau, une canne blanche à la main. Il enlève son masque et se présente. Il s’appelle Thierry Sabatier, il est aveugle depuis près de 30 ans (mais quel âge a-t-il ?), et il nous présente les supports qui l’aident à surmonter son handicap : sa canne blanche et son assistant vocal. Tandis que Thierry nous fait la démonstration de la voix synthétique qui débite à toute allure les textes qu’il ne peut lire, on l’observe. Étrangement, alors qu’il nous dit qu’il ne voit plus rien ou presque, il nous regarde. Ses yeux nous scrutent, se posent sur nous, nous saisissent – tandis que nous l’observons avec attention. Les rires de connivence du public, les sons d’assentiment, les sourires même, derrière les masques, paraissent particulièrement audibles. Selon ces bruits, Thierry porte son regard en haut, en bas, à droite, à gauche – il parcourt le public laissé dans la lumière. Le trouble est décuplé par Thierry lui-même, quand il vient semer le doute : et s’il n’était pas aveugle ? La scène rend la question légitime, un acteur pourrait tout à fait nous tromper ! Mais non, Thierry est bien aveugle, ce que disent ses mains qui repassent régulièrement les pans de sa chemise, la simplicité et la puissance de sa présence, et le trouble de son non regard – qui en est un, malgré tout.

À la manière de Mohamed El Khatib, qui fait souvent monter sur scène des individus qui ne sont pas acteurs et qui met en spectacle ce geste lui-même en leur faisant raconter comment ils se sont retrouvés face à un public, Thierry nous raconte la genèse de sa présence face à nous. À l’origine, il y a un projet de Lorraine de Sagazan et Guillaume Poix avec la Comédie de Valence, CDN Drôme Ardèche (c’est de là d’où vient Thierry, ce que certaines de ses intonations nous rappellent). L’idée était de mener « une enquête sur la perception » avec des non et malvoyants, de questionner leur rapport au réel alors qu’un sens crucial leur fait défaut. Avec deux acteurs, Romain Cottard et Chloé Olivères, l’idée était de travailler sur leurs souvenirs de spectacles et de leur redonner vie. Thierry raconte la rencontre avec les deux acteurs, qu’il n’a jamais vus mais auxquels il a rêvé un physique qu’il nous décrit, et commence à évoquer le souvenir d’un spectacle qu’il a vu avec sa mère. Le titre, l’auteur, le nom des personnages lui échappent, mais il se rappelle une scène de couple très intense. On pense à Bergman. Puis au gré des rares détails qu’il ajoute, on pense à Pinter.

Thierry ouvre le rideau noir qui fermait la scène et révèle les deux acteurs, présents dans la pénombre, qui immédiatement nous plongent dans cette scène de couple. Dès les premières minutes, s’impose plus précisément le souvenir de Petit Eyolf d’Ibsen : un couple se retrouve après un temps, alors que l’homme est parti écrire. Sans avoir réussi à écrire, il revient, et retrouve sa femme qui le supplie de l’aimer et son enfant, qui joue dehors. La lumière revient et les deux acteurs viennent en leur nom nous expliquer que c’est ainsi qu’ils ont d’abord proposé de jouer la scène après avoir entendu la description de Thierry, en ayant d’emblée renoncer à identifier le texte dont il était question. Mais Thierry les a orientés ailleurs : la scène rejouée correspond à la perception que sa mère en avait. Lui se souvient avoir été sensible à la culpabilité de l’homme, à son inquiétude à l’endroit de l’enfant. Petit Eyolf reste un filtre tandis que les acteurs offrent une nouvelle version du dialogue, pour restituer cette fois le point de vue de Thierry. Le jeu théâtral paraît mis à nu dans cette reprise enrichie de nuances et ces commentaires qui la précèdent. Une tension s’exacerbe dès lors à chaque instant entre la révélation des ressorts du jeu, de la fabrique du théâtre – également mise en évidence par les barres de projecteurs qui se trouvent au-dessus de la scène – et l’intensité des scènes jouées et rejouées avec justesse, l’émotion que les acteurs expriment et celle qu’ils suscitent. D’une scène à l’autre, l’émotion qui circule fait percevoir autrement ce qui pourrait paraître le même dialogue dans les grandes lignes. Ces variations, cette amplitude, révèlent la puissance du jeu, sa capacité à nous faire comprendre – un texte ou une situation.

Chloé Olivères finit par nommer Petit Eyolf, mais pour mieux mettre de côté cette référence : le but n’est pas de retrouver la scène d’origine. Ce qui intéresse les acteurs, la metteuse en scène et l’auteur, c’est de voir comment la fiction et la biographie sont entrées en collision, le sens qu’a pu prendre cette scène pour Thierry, petit Eyolf de deux parents qui se sont déchirés toute son enfance avant que son père ne parte brusquement à la suite d’un accident de voiture qui a révélé que Thierry était aveugle. Sans qu’il soit nécessaire d’en revenir trop souvent au « je » de Thierry et à une adresse directe, les pans les plus obscurs de sa biographie se déploient à partir de cette scène plusieurs fois rejouée, sous-tendue par le Stabat Mater de Pergolèse qui redouble le cri déchirant de la mère qui voit son enfant – se noyer ou devenu aveugle.

Sur le fil entre fiction et décorticage du jeu, les deux acteurs et Thierry déplient cette scène inaugurale en même temps que la vie de Thierry. Progressivement, on ne sait plus faire la distinction, entre ce qui vient d’Ibsen, ce qui vient de Thierry et ce qui vient de Guillaume Poix, qui a écrit le texte du spectacle, composé de toutes ces strates. L’incertitude atteint son comble avec la lecture d’une lettre du père de Thierry. On ne saura jamais à quel point elle est vraiment la lettre de son père. Mais la question est rapidement mise de côté, car cette lettre saisit aux tripes et coiffe au poteau Pascal Rambert. Les scènes précédentes déjà convoquaient le souvenir de Clôture de l’amour en accentuant la question de la parentalité – le père qui martèle « je ne voulais pas d’enfant, moi ! », la mère qui le supplie de l’aimer, l’ambivalence profonde des sentiments à l’égard de l’enfant qui fissure leur amour jusqu’à ce que se creuse une tranchée infranchissable… Dans la lettre qu’il a réécrite des centaines de fois, le père décrit l’amour naissant, le rêve de la vie à venir que déclenche le premier regard. Les mots prononcés sont d’une justesse folle, sur l’amour, sur la parentalité, sur les cycles de la vie. Le panier de fraises de Rambert est supplanté par les noyaux de cerise du père – ou de Poix. On voudrait que Romain Cottard aille moins vite pour goûter chaque mot qui porte le poids du vécu. Et lorsqu’on se rappelle qui est supposé dire tout ça, le vertige monte, jusqu’à la révélation finale, d’amour et de culpabilité – révélation coup de poing qui fait jaillir les larmes.

La distance première, entretenue par une dramaturgie qui s’expose, sans jamais disparaître, cohabite progressivement avec une émotion profonde. Elle est le fait d’acteurs dirigés avec ambition, de l’écriture de Guillaume Poix qui gagne progressivement en puissance, et de l’histoire de Thierry, à la hauteur d’un drame d’Ibsen. La rencontre de toutes les personnes à l’origine de ce projet donne lieu à un spectacle mémorable. Sans aucun doute, Thierry a vu les personnes de public se lever pour les applaudir, lui et les acteurs, en plus de collecter d’un regard les bravo lancés d’un côté ou de l’autre.

F.

 

Pour en savoir plus sur « La Vie invisible », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.

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