Créé en septembre 2021 à la Comédie de Valence, Un sacre termine sa longue tournée au TGP, où le spectacle est déjà passé fin 2022 et où Lorraine de Sagazan est artiste associée. Pour ce spectacle, la metteuse en scène a une nouvelle fois collaboré avec Guillaume Poix, après L’Absence de père et La Vie invisible. Dans le mouvement initié par ce dernier spectacle, inspiré par la rencontre avec des non et malvoyants, le duo s’attèle cette fois à la question de la mort et du deuil dans notre société à partir de neuf témoignages choisis parmi près de 300 pendant le premier confinement, réécrits et travaillés au plateau avec les membres de la compagnie. Le résultat est une tentative pour bâtir un monument non pas aux morts, mais au chagrin.
Le public est accueilli par un vaste espace cerné de part et d’autre de nombreuses bougies chaleureuses, au-delà des pans qui ouvrent la scène à la salle. Le regard est aussitôt attiré par une verrière au plafond, cassée, qui laisse passer l’air et la lumière, et regagnée par des plantes. À côté, un gros trou qui laisse apparaître des poutres et fait écho aux lattes de plancher manquantes au sol. L’abandon est encore exprimé par des murs tachés, gagnés par l’humidité ou taggués, de grandes ouvertures aux courbes romanes, un lourd rideau en fond et une chaise solitaire renversée. L’espace convoque aussitôt la mélancolie par l’absence de présence humaine et le retour de la nature, prête à prendre possession des lieux.
Après quelques indications au micro sur le spectacle à venir livrées par une employée du théâtre, l’entrée en matière est assurée par Benjamin Tholozan qui donne à son tour quelques informations ayant trait aux origines du spectacles et aux grandes lignes de ses modalités de création. L’acteur qui s’adresse à nous sans micro évoque les nombreux témoignages récoltés pendant le premier confinement, et l’irruption d’un thème de l’un à l’autre que l’équipe n’avait pas anticipé : celui de la mort. À cette époque qui paraît déjà lointaine, les rares rituels qui survivent dans les sociétés occidentales pour accompagner le deuil étaient fauchées par les protocoles sanitaires: interdiction des visites en EHPAD et à l’hôpital, limitation du nombre de personnes pouvant assister aux cérémonies funéraires. Beaucoup ont été traumatisés par ces mesures qui ont privé de ce qui paraît le plus élémentaire : l’accompagnement des derniers moments de vie et les célébrations rendant hommage au mort et permettant aux vivants d’engager le travail de deuil.
Le nouveau spectacle de La Vie brève – qui porte bien son nom en cette occurrence – portera donc sur la mort, ou plutôt sur nos rituels. Pour aborder le sujet, l’équipe est allée trouver la grand-mère de l’un des membres, qui se trouve être l’une des dernières pleureuses de Corse, personnalité haute en couleur qu’amène sur scène Benjamin Tholozan grâce à un jeu schyzophrénique et un costume chiadé, grâce auxquels il reproduit le grand numéro dramatique de celle qui pleure de manière spectaculaire pour la famille et l’ensemble de la communauté. En même temps que Renata, par l’intercession de l’acteur, rapporte les particularités de cette coutume disparue – en partie à cause des prêtres qui ont voulu ôter cette fonction aux femmes selon la grand-mère –, des corps alentours esquissent des gestes rituels. Ils se déplacent en rythme, tendent les bras vers l’avant ou le ciel, écartent l’échancrure de leur col, dessinent une larme autour de leur œil. Quand ces présences silencieuses ne se font pas rabrouer par Renata, elles la portent aux nues ou l’enterrent, avec des gestes d’une tendresse infinie. Un premier point d’orgue est atteint avec la diffusion à haut volume du « Lamento della Ninfa » de Monteverdi, morceau qui permettra au mouvement chorégraphique de gagner en ampleur.
Sans transition, s’avance Andréa El Azan, qui vient nous parler de la petite Oria, venue soigner son cancer en France et morte quelques mois plus tard. Renata est désormais retirée au-delà des pans latéraux, dans l’un des espaces habités par des bougies. On comprend alors qu’on ne la reverra pas, et que l’on passe à une tout autre histoire. S’en succèderont neuf en tout : outre celles de Renata et Kali, celles d’Asma, de Thomas, de Georges, de Zahia, de Mathias et Léos, de Léa et d’un inconnu. Après Renata amenée au théâtre par son prétendu petit-fils, la situation d’énonciation est trouble : qui est sur scène ? le témoin, acteur amateur qui rapporte son histoire, comme dans La Vie invisible ? ou un acteur qui s’en fait le porteur ? Le doute persiste à plusieurs reprises, tant certains acteurs et actrices collent à leur personnage et performent sans distance l’émotion confiée avec ces histoires. La performativité mise en œuvre n’est pas celle évidente de la pleureuse, qui l’exhibe à chaque instant avec son ample lagrima, son voile noir en dentelle. Cette performativité-là n’est pas évidente, elle est presque gênante, et on la résout en se disant que c’est peut-être l’histoire de l’actrice, celle de Léa. Mais non, car l’actrice s’appelle Louise Orry-Diquero. Seulement, elle ne sort jamais de son rôle, elle reste tout au long du spectacle abattue par le chagrin et la difficulté à le partager.
Elle, comme d’autres, n’établit jamais cette distance ironique qu’a posée au départ Benjamin Tholozan et que cultive délicieusement Mathieu Perotto, à la présence électrique sur le plateau, dont le corps dégingandé trébuche, tombe, se ramasse sur lui-même, et qui fait par ailleurs preuve d’une érudition passionnée. Ce personnage-là, pendant longtemps dépourvu d’identité, se montre charrié par toutes les histoires qui précèdent la sienne, la dernière. Il fait preuve d’un état de grande réceptivité qui crée l’attente de son moment – attente déçue par un texte insituable, qui propose l’impossible témoignage d’un mort inconnu qui assiste à sa mise en terre. Car malgré le tissage dramaturgique effectué, qui ménage des espaces de dialogues et d’interactions entre deux monologues, qui rythme efficacement l’ensemble, on comprend rapidement que le spectacle va être structuré de neuf temps forts, neuf décharges émotionnelles dont le décompte nous permet de nous repérer dans l’étendue du spectacle.
Prise est en effet ainsi donnée sur les deux heures quarante de spectacle, qui répondent au constat que formulent plusieurs témoins : le temps manque dans nos vies effrénées pour faire le deuil. Il a en outre été comprimé de manière inhumaine par le droit du travail et notre besoin de consolation n’est est que plus impossible à rassasier, pour reprendre les mots de Stig Dagermann. À cela s’ajoute le fait que les rituels ont disparu, ceux qui nous aident à accepter la mort, à l’intégrer à la vie plutôt qu’à la nier. Le spectacle invite donc avant toute chose à prendre le temps d’écouter ensemble le récit de ces chagrins, de se retrouver autour de ce lieu magnifique et désolé pour entendre des âmes en peine et s’interroger sur la façon dont elles vivent avec leurs morts au quotidien, de manière plus ou moins assumée, plus ou moins tangible, alors que beaucoup se revendiquent foncièrement rationnels, voire matérialistes, et de voir comment elles communiquent avec eux et réapprennent à vivre non pas sans eux mais avec leur absence, qui n’est pas synonyme de vide.
Le groupe propose donc de nouveaux rituels inspirés d’authentiques passés sous silence : larmes, bénédictions, partages, communions, agenouillements, danses… gestes agrémentés d’éléments concrets : bougies, autels, effigies… eux aussi dissociés de tout héritage culturel ou religieux. De manière plus profondément problématique, le spectacle fait l’impasse sur le dernier bastion de rituels qui nous reste aujourd’hui, dont l’expérience de la mort ravive justement la nécessité : la religion. Dans le discours qui entoure le spectacle, les artistes disent vouloir créer un lieu pour « les athées, les sceptiques, les agnostiques, ceux qui doutent, ceux qui ne savent pas, ceux qui voudraient croire mais n’y parviennent pas ». L’intention ici clairement énoncée disparaît dans le spectacle et produit l’impression d’un impensé : où sont les religions ? leurs gestes, leurs rituels, leurs prières ? Les artistes semblent s’être soumis à la doxa non pas seulement laïque mais athée qui a cours dans le théâtre public. Ils font donc l’impasse sur la foi, de manière évidente mais non discutée, ou justifiée, et ceci au détriment de la cohérence d’ensemble, allant chercher dans des traditions guatémaltèques dissociées de toute forme de spiritualité des gestes et des rituels teintés de folklore : boire un shot d’alcool fort après en avoir versé quelques gouttes au sol, ou se couronner de grandes coiffes et d’habits de lumière en dansant sur des rythmes de musique tribale.
Le spectacle prend cependant, et heureusement, une autre dimension grâce à certains témoignages. Deux en particulier : ceux de Georges et de Razia. Antonin Meyer-Esquerré pose d’emblée la distance qui le sépare du personnage qu’il interprète : il prétend avoir 62 ans et être atteint d’un Alzheimer précoce qui le fait bégayer et perdre ses mots, ou les remplacer par d’autres – nouveau Prince de Motordu. Le décalage institue d’emblée l’acteur en dépositaire d’un témoignage qu’il va performer. D’abord, il raconte le choix de la mère de Georges de mourir en Suisse, puis le choix similaire de Georges de mourir en Suisse. L’acteur rend ensuite compte de la conclusion du témoignage, qu’il rejoue avec les autres : Georges demande à la compagnie de théâtre si elle pourra lui rendre hommage dans le spectacle à venir. La compagnie lui répond que tout est possible, qu’il peut demander tout ce qu’il veut – tout. Georges demande une déclaration d’amour dans toutes les langues. Georges demande l’apparition d’un espace naturel. Georges demande à être couvert de fleurs. Georges demande une symphonie de Mahler. La scénographie monumentale se métamorphose alors et apparaît un terrain mousseux et fleuri sous les lattes de bois, et un paysage coloré, au fond de la scène. Le théâtre ne sert plus ici simplement de tribune depuis laquelle faire entendre des témoignages – certes poignants, car la plupart du temps tragiques. Il devient cérémonie d’hommage aux morts – car Georges est probablement mort depuis le moment où il a adressé toutes ces demandes à la compagnie –, lieu de réalisation d’ultimes souhaits, moment de communion profonde sur la scène et avec la salle.
Après cette acmé, une autre scène saisissante est interprétée par Jeanne Favre. L’actrice porte l’histoire de Zahia, qui déclare d’emblée qu’elle ne pourrait jamais être actrice et monter sur scène pour dire son histoire, et qui demande donc à la compagnie de la faire entendre pour elle. Non pas pour rendre hommage à un mort cette fois, mais au contraire pour le conspuer, et rappeler que tous les morts ne méritent pas louanges et souvenirs émus. Dès lors, la scène devient un espace pour se libérer d’un père abusif, qui a exercé une emprise considérable et destructrice sur la jeune femme, même après son départ de chez elle. Un espace où se faire entendre et même faire des choses obscènes pour provoquer le mort, lui faire un immense doigt d’honneur salvateur. Un espace d’exutoire et un lieu de réparation – et non de résilience.
À d’autres reprises, les acteurs et actrices transmettent des demandes que leur ont adressées leurs témoins, et nous posent des questions – comment aider les vivants – ou nous font entendre des déclarations – « je suis innocent ». Les lumières encouragent au dialogue scène-salle, et quelques interactions nourrissent le rapport de complicité établi avec le public, paradoxalement moins fondé sur l’émotion que sur le rire, qui survient à de multiples reprises, car la mort donne parfois lieu à des situations cocasses, ou que des situations cocasses permettent de l’apprivoiser. Il faut cependant les deux monologues de Georges et Razia pour que le théâtre gagne en portée et trouve enfin une fonction rituelle et réparatrice. Un sacre s’approche alors de la puissance de La Vie invisible, même si le travail d’écriture de Guillaume Poix est nettement moins sensible. On le perçoit aux effets de structure, à l’échelle globale du spectacle, mais dans le détail, l’écriture se soumet aux inflexions des témoins, au rythme, aux scories et au vocabulaire qui caractérisent leur parole. Le texte, et plus largement la dramaturgie, sont comme engloutis par les quelques 300 témoignages collectés au départ, dont la force émotionnelle laisse peu de place au théâtre, à la métathéâtralité et à la fiction – sources de la puissance du précédent spectacle, dont les origines étaient comparables.
Le constat de départ des artistes est d’une justesse inattaquable : oui, nous manquons de rituels pour accepter la mort, et le covid l’a révélé de manière aussi flagrante que cruelle. La mise en œuvre de ce constat est ambitieuse par la longueur du spectacle, ses moyens scénographiques, son ample distribution, mais elle ne réalise pas tout à fait l’intention première de réparation, ou du moins pas autant pour le public que pour les témoins. On pourrait conclure que le rituel théâtral suffit à lui seul à nous consoler de nos chagrins, mais ce serait idéaliste.
F.
Pour en savoir plus sur « Un sacre », rendez-vous sur le site du TGP.