« L’Absence de père » de Lorraine de Sagazan – trentenaires d’aujourd’hui, génération perdue

La nouvelle salle de la MC93 de Bobigny a été transformée en arène pour le spectacle de Lorraine de Sagazan, L’Absence de père. Le public est en effet réparti sur quatre côtés, autour d’un grand carré sur lequel est reconstitué un intérieur, composé de plusieurs espaces – une table commune, un coin salon, un coin chambre, et deux boudoirs. C’est sur ce plateau que prend forme une adaptation de Platonov, pièce de Tchekhov, grâce à laquelle la metteure en scène s’interroge sur la génération des trentenaires d’aujourd’hui – une génération perdue.

L’entreprise d’adaptation à l’origine de ce spectacle est d’emblée désignée quand Lorraine de Sagazan elle-même prend place dans un coin du carré dessiné par les gradins et qu’elle se met à lire des notes manuscrites, contenues dans un cahier. Sur sa chaise, elle se présente en gesticulant un peu. Elle raconte qui elle est, d’où elle vient, décrit ses origines familiales. Puis elle raconte son souhait de devenir actrice, encouragé par son père, et sa formation de comédienne. Le malaise qu’elle manifeste depuis le début prend sens quand elle raconte qu’au bout de nombreuses années, elle a réalisé que le rôle d’actrice ne lui convenait pas. Sans conclure, elle lève les yeux de son cahier et accueille d’un regard bienveillant l’arrivée animée de ses acteurs, qui commencent à jouer Platonov.

Cette prise de parole posée à l’orée du spectacle paraît en décalage avec ce qui suit, lorsque fusent les répliques de Tchekhov, alors que l’arrivée de Platonov et Sacha au sein de la compagnie d’Anna Petrovna suscite joie, piques et débats. La transition manque, mais on ne s’arrête pas longtemps à cela, embarqués par le mouvement d’ensemble. L’intervention de la metteure en scène trouve néanmoins un écho peu de temps après, quand l’acteur qui interprète Platonov quitte son rôle un instant pour parler en son nom et raconter sa relation complexe à son père. L’incursion paraît plus incongrue encore que la précédente, car elle trouble les coordonnées de la scène. Celles-ci sont d’autant plus incertaines que le mobilier qui l’occupe renvoie aux années 1970, nouvelle époque qui s’ajoute, à celle des personnages de Tchekhov et à celle des acteurs. Peut-être renvoie-t-elle à celle des parents des acteurs, ces parents absents dont l’ombre plane, alors que le projet de cette pièce de Tchekhov, restée inachevée, s’appelait au départ « Sans père ».

Platonov n’est pas isolé. Dans le cours de la pièce, chacun leur tour, les acteurs viendront nourrir le spectacle de leur autobiographie. Certaines convergences entre leur récit et la trajectoire du personnage qu’ils interprètent amènent à se demander à quel moment est intervenue la distribution dans l’élaboration du spectacle, mais l’interrogation reste entière, comme chaque fois que la curiosité s’aventure dans le domaine impénétrable et secret de la création. Ces points de suspension autobiographiques mis à part, l’appropriation du texte de Tchekhov est entrevue par la francisation des noms des personnages, par un langage fluide, et par quelques détails discrètement modernisés. L’adaptation est l’œuvre de Guillaume Poix, qui s’est prêté à un exercice de réécriture en étroite collaboration avec le travail de Lorraine de Sagazan au plateau.

Cette mixture au départ un peu intrigante prend progressivement forme et élan. Les questions soulevées par Tchekhov s’amplifient avec ces ponts jetés vers l’époque contemporaine. La provocation doublée de nostalgie de Platonov, qui asticote tous ceux qu’il croise, qui cède aux charmes de toutes les femmes qu’il rencontre, paraissent encore moins un badinage ainsi mis en perspective avec le présent. La question qui se dégage progressivement de ses incartades et des réponses de ses proches est celle de l’héritage – non celui de biens (plutôt de dettes), non celui d’idéaux (d’idées, à peine), mais celui de contre-modèles à surmonter.

Les comédiens-personnages – car les uns et les autres deviennent bientôt indissociables – s’interrogent en effet sur les idéaux qui ont fait vivre leurs parents, qu’il s’agisse de mai 68 ou de la religion, et constatent par contraste qu’eux-mêmes n’en ont aucun qui les aide à vivre. Ce sont des trentenaires, médecins, instituteurs ou oisifs, qui s’oublient dans des études interminables qu’ils prolongent pour repousser le moment d’avoir à choisir puis exercer un métier. S’ils se sont engagés dans de grands débats et d’aussi grands combats par le passé, ils portent désormais un regard désabusé sur leur jeunesse, simplement nostalgiques de l’énergie qu’ils avaient alors. La seule chose qui leur reste, à part des dettes, ce sont des désirs de passion, qu’ils tentent d’assouvir avec le premier venu pour se sentir vibrer, croyant qu’invoquer l’amour et l’absolu pourrait suffire.

La pièce de Tchekhov reste constamment au centre, et le revirement de la comédie au drame opère fidèlement, des discussions légères et animées aux règlements de comptes à coups de chantages financiers ou de pistolets. Néanmoins, ces jeunes nous parlent aussi des agriculteurs d’aujourd’hui – ou des « paysans », si l’on préfère –, de Françoise Dolto ou de Houellebecq. Dans cette adaptation qui supporte les anachronismes, une place importante est également laissée à l’improvisation, pour entrer en interaction avec le public, lui demander son avis, son nom, ou pour en recevoir une cigarette ou une étreinte spontanée. En dernière instance seulement, les acteurs s’émancipent du drame : importe moins la mort de Platonov, simplement racontée, que le sentiment désolé d’Antonin, celui qui l’interprète, qui s’excuse de ce qu’il est, de ce qu’ils sont tous, ces trentenaires un peu perdus, qui se débattent dans des vestiges réduits à des pluies de sable.

L’adaptation, dans ce spectacle, prend le sens de mise au présent – présent des acteurs, du monde dans lequel ils vivent, et présent de la représentation, qu’ils nous offrent. Le souvenir marquant du Platonov des Possédés, et tout particulièrement de l’interprétation mémorable d’Emmanuelle Devos, peu à peu, dans le cours du spectacle, s’éloigne. S’imposent au premier plan les acteurs de Lorraine de Sagazan – les hommes surtout, Ossip, Sergueï, Nicolas, Paul –, et les images qu’elle crée peu à peu sur scène. S’impose plus encore l’impression de trouver non pas des réponses mais des questions qui caractérisent cette génération de trentenaire – la mienne –, faite d’incertitudes et de craintes, d’élans de joie et de sentiments fulgurants, de nostalgie et de rancœur.

F.

 

Pour en savoir plus sur « L’Absence de père », rendez-vous sur le site de la MC93.

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