« Mémoire de fille » d’Annie Ernaux, mis en scène par Silvia Costa à la Comédie-Française – scission perceptive

Alors que la saison 2023-2024 s’achève doucement en attendant le lancement du Festival d’Avignon début juillet, la Comédie-Française propose un spectacle qui interloque à première vue : Mémoire de fille d’Annie Ernaux, mis en scène par Silvia Costa. Un texte du Prix Nobel 2022, récompensé pour ses récits autobiographiques, mis en scène par une artiste très plasticienne, formée aux côtés de Romeo Castellucci. Sur le papier, rien ne prédispose à cette rencontre. Une sensibilité de lectrice à une écriture peut sans doute suffire à donner naissance ce projet, né en Allemagne l’année dernière et recréé ici en France avec trois actrices de la troupe du Français. La rencontre n’a pas vraiment lieu, mais des ponts inattendus se dessinent entre l’art des deux femmes.

Le plateau donne à voir un intérieur léché, structuré par un parquet lambrissé et des murs bleu nuit, proprement entachés de blanc à leur base et troués de cadres de portes et de fenêtres nettement délimités. Quelques accessoires dans les coins : des chaises, un tourne-disque, une petite commode, des lampes… le tout très vintage. Des sons crépitent, suivis d’une voix off qui articule un texte assez général, comme désancré, qui n’installe rien – si ce n’est une écriture, celle d’Annie Ernaux, que l’on ne reconnaît pas encore tout à fait car elle paraît plus théorique qu’intime. Ce texte convoque le souvenir de ces phrases déterminantes de La Place : « le roman est impossible. […] Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate ». Et plus loin, l’envers de ce parti pris : « L’épure tend à prendre toute la place, l’idée à courir toute seule. […] aucun bonheur d’écrire ». Cette réminiscence esquisse un lien imprévisible entre cette écriture qui s’efforce de se tenir à distance de tout sentiments convenus, et cette scène caractérisée par une épure et un esthétisme qui met le réel à distance.

Ce seuil insituable est rapidement dépassé par une chanson de Dalida, « C’est l’histoire d’un amour », interprétée en play-back par Anne Kessler, Coraly Zahonero et Clotilde de Baysers, qui viennent danser sur scène tout en reconfigurant la scénographie. Elles apportent une table, étendent une nappe, déplacent des chaises. Anne Kessler se distingue aussitôt par son occupation de l’espace, son interprétation muette de la chanson appuyée par des regards malicieux adressés au public, sa façon d’assumer ces paroles qui paraissent tout à la fois si loin et si proche du texte à venir (« C’est l’histoire d’un amour éternel et banal / Qui apporte chaque jour tout le bien, tout le mal »), son aisance un peu plus grande dans l’exécution de gestes chorégraphiques qui soulignent tel ou tel mot, dans cet espace froid, ce costume sévère qu’elle partage avec les deux autres, composé d’une chemise blanche et d’un pantalon noir.

Cette chanson qui date de 1958 sert d’entrée en matière au récit de l’été de « la fille de 1958 ». Un récit mené sur scène à trois voix, pour rendre compte de la voix scindée d’Annie Ernaux dans Mémoire de fille. Alors qu’on se prend à fantasmer Céleste Brunnquell interprétant la jeune fille de 18 ans ayant grandi à Yvetot, à la faveur de la frange joyeuse de Coraly Zahonero, on comprend qu’entre les trois actrices de la même génération vont se répartir de manière non systématique les différentes voix de l’autrice : celle qui annonce qu’elle va enfin s’attaquer à cet épisode de sa jeunesse qui la hante ; celle qui pose un regard sociologique sur la jeune fille qu’elle était alors et sur son époque ; celle qui se souvient de détails extrêmement précis de son été à la colonie de S., et du désir brûlant, contagieux, indiscutable, qui animait l’adolescente normande. Mémoire de fille livre le récit d’un été, ou plus précisément de la première fois d’Annie D., avec le moniteur chef de la colonie, et des suites immédiates ou au long cours de cet événement – sur son corps, son image d’elle-même, son entrée dans l’écriture.

Trois femmes, donc, pour prendre en charge ce récit qui se situe à grande distance du théâtre, dont la préoccupation profonde est justement le refus de toute mise en scène dans l’écriture. Cette épure stylistique et émotionnelle rencontre celle de Silvia Costa, qui compose chaque scène comme un tableau, sculpte avec une précision presque factice l’espace, les lumières et les gestes. Cette approche plastique de la scène place les actrices dans une position extrêmement difficile de non incarnation. Les micros HF lissent leurs voix à l’extrême et les dissocient de leur corps, encore isolés sur le plateau par le fait que la répartition des morceaux du texte d’Ernaux entre les trois femmes ne donne jamais lieu à un dialogue, ni même à une interaction autre que visuelle entre elles. La distanciation n’est pas pour autant totale : Silvia Costa évoque dans l’entretien reproduit dans le programme de salle un workshop à l’origine du spectacle, invitant les trois actrices à un travail de mémoire intime pour retrouver la jeune fille de dix-huit ans qu’elles étaient – travail dont trois vitrines, à l’entrée de la salle du Vieux-Colombier, entendent conserver la trace. Le jeu se retrouve ainsi pris en étau dans un double refus entre incarnation et distanciation qui ne se résout pas. Le flou est nourri par la composition sonore d’Ayumi Paul, qui donne l’impression qu’elle a pour but d’immerger dans une atmosphère par une texture qui mêle sons quotidiens, sons naturels et sons synthétiques, mais dont la sophistication a plutôt pour effet de souligner le caractère artificiel de cette texture – et la diffusion de cette matière sonore au-devant de la scène, et non depuis la scène, creuse ce hiatus, cette impression paradoxale d’immersion distanciée ou de distance immersive.

Une métamorphose continue de l’espace vient progressivement atténuer l’épure première. Quantité d’accessoires ou d’éléments qui ont valeur de symbole sont apportés et remportés : des vêtements, des chaussures ou un sac qui habillent une chaise pour souligner le caractère inatteignable de la jeune fille de 1958 ; un cadre sur lequel dessiner avec les mains son portrait, à partir d’une photographie absente ; un fil blanc tendu en travers d’une ouverture ; de grands miroirs qui dédoublent les corps des actrices ; un foulard, une jarre de bonbons, de grosses pierres, des verres de lait, des culottes de soie pliées… Ces objets qui suscitent parfois des gestes rituels rappellent Dans le pays d’hiver, précédent spectacle de Silvia Costa inspiré par la poésie de Cesare Pavese, qui se prête bien mieux à la symbolisation scénique et la mise en cérémonie – plutôt qu’en scène – que le texte d’Ernaux. La manipulation de tous ces objets implique un mouvement continu, accéléré au moment de la nuit fatidique de la première fois, qui vient comme redoubler le récit polyphonique du récit sans jamais tout à fait l’imiter. Après la voix d’Ernaux, parfois prise en charge par une voix off qui dramatise l’expérience de la dépersonnalisation, c’est la perception spectatrice qui se scinde. La vue et l’ouïe en viennent à se situer sur deux plans différents : d’une part, on se laisse hypnotiser par ce que l’on voit sur scène, sans trop savoir qu’en faire, d’autre part, on redécouvre par la voix des actrices le texte d’Ernaux, sa force d’analyse mais aussi sa violence sous-jacente. D’autres fois, un troisième plan intervient, d’autres images se superposent à celles de la scène, inspirées par le texte. Des images inspirées par la magnifique adaptation cinématographique d’un autre texte d’Annie Ernaux, L’Événement, par Audrey Diwan, ou, par associations plus sensibles que rationnelles, par le récent film de Blandine Lenoir, Annie colère.

L’art de Silvia Costa semble sourdement se faire contaminer par le monde décrit par Annie Ernaux, plutôt que l’inverse. Les matières, les tissus aux couleurs primaires, viennent troubler la précision du tableau originel et introduire quelque chose de très charnel – qui entre en tension avec le jeu jusqu’au bout désincarné des actrices –, et quelque chose de très marqué par l’époque décrite, quelque chose d’historique qui contraste avec ce qui avait au départ la froideur d’un laboratoire. C’est peut-être pour réaffirmer cette première entrée dans l’écriture d’Ernaux parfois qualifiée de clinique que surgit à la fin un praticable imposant, qui se révèle un laboratoire de tirages photographiques. La rencontre, à proprement dit, n’opère pas entre l’écriture et la mise en scène. La scission perceptive préside jusqu’au bout et l’on passe de l’écriture à la scène, et de la scène à l’écriture, dans un ballottement constant. Silvia Costa résiste à Annie Ernaux, comme Annie Ernaux résiste à la tentation du romanesque. Le paradoxe est que de cette résistance, de cette absence de rencontre naît une certaine cohérence dramaturgique, comme accidentelle, et cette façon de ne pas s’affronter directement au texte, de ne pas s’y soumettre, de le mettre excessivement à distance, permet de le laisser intact, de le faire entendre assez clairement et ainsi de solliciter sa lecture ou sa relecture.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Mémoire de fille », rendez-vous sur le site de la Comédie-Française.

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