En 2015, le Festival d’Automne à Paris découvrait au public français le travail d’un duo italien, Daria Deflorian et Antonio Tagliarni, avec deux spectacles : Ce ne andiamo per non darvi altre preocupazioni et Reality. Entre temps, d’autres spectacles ont été invités, en 2016, 2018 et 2021, qui tous ont continué de dialoguer avec des œuvres existantes, d’artistes connus – Pina Bausch, Andy Warhol –, ou moins connus – Janina Turek, Pétros Markaris, Michelangelo Antonioni. Leurs derniers spectacles, Avremo ancora l’occasione di ballare insieme et Sovrimpressionni sont tous deux inspirés d’un film de Fellini, Ginger et Fred. À partir d’une scène en particulier, Deflorian et Tagliarni tissent une réflexion intime sur le vieillissement, leur vieillissement, en tant qu’artistes.
Le spectacle offre enfin l’occasion de retourner à la Ménagerie de verre, pour la première fois depuis des années. Le lieu est lourd de souvenirs, ou plutôt d’un souvenir, dont la vivacité est entière grâce à l’émotion qui lui est restée attachée : c’est là qu’a été découvert le travail de Claude Régy, avec Brume de dieu. Le spectacle a été pensé et repensé, à partir du lieu qui l’a accueilli. Si le souvenir en est resté si fort, c’est aussi peut-être parce que d’autres ne se sont pas superposés à cet endroit. La salle bas de plafond aux murs blancs de la Ménagerie est restée fidèlement liée à Mathis et à sa barque… Onze ans plus tard, il est temps de laisser place à d’autres souvenirs, d’autres émotions, et d’écouter le hall désormais bruissant de conversations.
Au moment d’entrer dans la salle, le public contourne une paroi pour s’installer sur des banquettes basses, à ras du sol, alignées le long de deux murs qui se font face. Au centre se tient la scène, simplement désignée par une longue table. À l’une des extrémités, se trouvent des plantes, parmi lesquelles un portant de vêtements auquel répond symétriquement un autre, de l’autre côté de la salle. Deux jeunes femmes sont présentes, mais leur présence est inassignable. Sans trop nous regarder, l’une et l’autre attend tout en s’affairant vaguement, en manipulant des objets non identifiés sur cette table bien longue qui ne réfère à rien.
Le silence se fait de lui-même, avant même l’entrée d’Antonio Tagliarni. Celle-ci n’est pas fracassante, de celle qui saisit. Mais lorsqu’on connaît ces deux artistes, on sait qu’on ne verra rien de spectaculaire ici, que c’est même l’inverse qui nous attend. Son entrée maintient le flou initial : elle ne lui donne pas de rôle particulier, et elle ne confère pas non plus de place aux deux jeunes femmes. Après avoir annoncé qu’il allait se changer, il avance vers les plantes, tombe, s’observe un instant de tout son long et se relève. Son écroulement incompréhensible ramène en mémoire Reality, spectacle dans lequel les deux mêmes acteurs s’étaient demandé comment on peut tomber sur scène, comment on peut représenter une mort fulgurante, avant de s’essayer à tomber, à de multiples reprises. Mais la chute du corps est ici aussi anodine que celle d’un mouchoir : l’acteur se relève, néglige l’événement et ne le désigne pas comme la citation d’un spectacle antérieur. Il laisse chacun négocier avec cette chute, qui contribue encore à mettre en échec tout principe d’identification, ou simplement d’assignation, de l’acteur ou d’un éventuel personnage.
Tagliarni va donc se changer dans les plantes, tandis que Daria Deflorian fait de même, après s’être avancée un instant au milieu de la scène. L’un et l’autre reviennent en peignoir et claquettes et s’asseyent aux deux bouts de la longue table. Sans un mot, les deux jeunes femmes se mobilisent pour les maquiller et les coiffer, avec une minutie tout aussi peu spectaculaire que le reste. Daria commence alors, avec un souvenir adressé à Antonio – et aussitôt, la modalité de dialogue qu’elle met en place nous convie dans cette intimité, où les noms de famille disparaissent. Elle évoque une résidence qu’ils ont faite à Lugano il y a longtemps, et plus particulièrement la maniaquerie de leur logeuse qui voulait que tout soit parfaitement rangé. Antonio met un peu de temps à se remémorer les faits, puis la rejoint à l’endroit du passé où elle se trouve. Daria se sert en réalité de ce souvenir pour lui dire qu’elle se sent vieillir : comme leur logeuse d’antan, elle aussi, maintenant, a soin de ranger ses chaises autour de sa table ronde. Alors que le geste lui paraissait par le passé dérisoire, méprisable presque, elle y trouve désormais du plaisir. Comme elle trouve du plaisir à rester chez elle le soir, à se coucher tôt, ou à porter des chaussons. Prétendant ne pas avoir l’allure de son confrère Castellucci, elle se demande si vieillir, c’est ça, pour un artiste comme pour n’importe qui d’autre : se soucier de la place de ses chaises et aimer rester chez soi.
Antonio rebondit à cette idée, mais un peu à côté, comme s’il tissait son propre monologue à côté de celui de Daria. Il raconte avoir dit à sa mère qu’il se sentait vieux, et face à ses protestations, avoir pensé être semi-vieux, après avoir été longtemps semi-jeune. Ses réflexions rejoignent incidemment celles de Daria, et tous deux renouent le dialogue autour de la scène de Ginger et Fred de Fellini à laquelle ils se préparent, scène de danse interprétée par Marcello Mastroianni et Giuletta Masina interrompue par une coupure de courant, tandis que le tournage du film lui-même avait été interrompu pour des côtes fêlées. Leurs souvenirs s’entrelacent au récit de cette scène, de ce tournage ou de la mort de Fellini, et d’anecdotes en réflexions, intimes ou liées en film, ils mettent progressivement en regard leur duo avec celui du cinéma, leurs retrouvailles pour ce spectacle après quinze ans de travail ensemble avec celles des personnages de Fellini, creusant le sillon posé dès la première remarque de Daria sur le vieillissement des artistes, en remontant à leur toute première fois sur scène, en chauve-souris ou en ange.
Tandis qu’ils parlent – trop ?, demande Daria –, qu’ils monologuent ou quelquefois dialoguent, de part et d’autre d’un miroir double-face dans lequel ils s’observent, ils sont apprêtés avec minutie, à force de barrettes et de maquillage. Au départ, une question se pose : vont-ils être rajeunis ou vieillis ? Leur métamorphose est lente, le moment de découvrir le résultat retardé, et progressivement, la pensée s’attache à tous les gestes que cette métamorphose requiert, qui se constituent en point de fixation pour écouter les pensées vagabondes des deux artistes. Puis d’un coup, les voilà vieillis. L’effet de révélation est d’autant plus grand qu’il n’intervient pas au même moment. Soudain, Antonio se lève et paraît avoir dix ans de plus. Soudain, Daria relève la tête et paraît avoir pris quinze ans – avec ses sourcils dessinés, ses lèvres peintes, ses ongles vernis. Cet événement qui n’intervient peut-être pas à la même minute pour tout le monde sera ce qu’il y a de plus spectaculaire dans ce spectacle, plus encore que la danse d’Antonio avec une plante verte, par laquelle il ravive le souvenir du film de Fellini, pas nécessairement connu mais devenu familier par les images qu’en ont partagé les deux artistes, en en parlant.
Cette méditation sur le temps, appuyée sur la mémoire cinématographique qui nous habite inconsciemment, voire nous hante, est désignée comme une performance dans le programme du Festival d’Automne. Drôle de performance qui a peu à voir avec la réalisation d’un geste non reproductible ou la mise à l’épreuve de corps réalisant un exploit. Si performance il y a, elle se situe plutôt du côté de la maquilleuse et de la coiffeuse, qui travaillent avec une précision démesurée tout au long du spectacle, qui ne terminent que peu avant la fin, alors que leur geste est voué à l’effacement.
Ce que proposent Deflorian et Tagliarni, à l’inverse, paraît plutôt se situer du côté de l’anti-performance. Ils n’offrent rien de spectaculaire. Il y a peu à voir, si ce n’est leur jeu qui donne l’illusion de l’improvisation, de la divagation non cadrée, de la réflexion flottante, par des intonations suspendues, des structures de phrases qui imitent les rebonds de la pensée, ses oublis – illusion contrée par les surtitres, qui assènent à chaque instant que tout a été écrit à l’avance, répété au millimètre, toutes les intonations, tous les rebonds, tous les oublis. L’apparition de chaque phrase sur les panneaux de surtitres abolit le fantasme de la spontanéité, de l’authenticité. Ce frottement irrite, tout en créant une tension très forte entre l’impression donnée d’une discussion intime entre deux artistes qui songent à rejouer la scène d’un film et articulent à ce projet une réflexion sur leur vie d’artiste – ce que perçoit probablement un public italien –, et ces surtitres, qui rappellent constamment le travail effectué en amont, et sa répétition. Une même tension se dégageait de Ce ne andiamo per non darvi altre preocupazioni. Elle paraît ici partiellement résolue par une phrase rapide, envolée, qui dit en substance que ce qui est intéressant, c’est de voir comment le vrai peut surgir à la surface du faux. Comment l’émotion sincère peut advenir au cœur de l’artifice. Elle advient en effet quand Daria donne à voir Greta Garbo, retirée à 36 ans de sa carrière cinématographique, qui prie, les deux mains suspendues, pour quelque chose arrive dans sa vie. Quand elle formule une déclaration d’amour à Antonio, qu’elle exprime une gratitude profonde pour tout le travail qu’ils ont effectué ensemble et qu’elle évoque la force spéculaire de leur collaboration. Quand encore ils se découvrent l’un l’autre vieillis, après avoir longtemps parlé de part et d’autre du miroir, sans se voir, à moins de se pencher sur le côté.
Ces instants prennent l’apparence d’éclats, tant la retenue est par ailleurs grande. Plutôt que de les multiplier, les artistes travaillent à se tenir sur des frontières invisibles : ils n’impliquent pas tout à fait les deux jeunes femmes qui les apprêtent dans leur démarche, mais ne les laissent pas non plus sur la touche ; ils prennent parfois en compte le public, mais paraissent d’autres fois l’oublier ; ils donnent l’illusion de ne pas jouer, mais l’apparence d’impromptu qu’ils donnent à leurs échanges est contredite par des surtitres ; ils annoncent s’inspirer d’un film de Fellini, en font rêver une scène, mais en même temps le relèguent autour d’eux, en supplantent ses images. Le titre qu’ils empruntent au poète Andrea Zanzotto, « sovrimpressioni », peut être traduit par « surimpressions ». Ou superpositions. Strates. Feuilleté. Un empilement fragile et inqualifiable, mais qui désigne quelque chose de vibrant, de vivant, qui rend aiguë la réflexion menée sur la fin de vie d’artiste.
F.
Pour en savoir plus sur « Sovrimpressionni », rendez-vous sur le site de la Ménagerie de verre.