Le Théâtre de la Bastille accueille un spectacle du collectif flamand De HOE, né de la fusion de De KOE – dont le travail était découvert au même endroit il y a quelques années – et de Hof van Eede. Le titre énigmatique, « Le Nouvel Homme », n’annonce pas grand-chose. Mais les origines anversoises des artistes et leur mode d’organisation horizontal garantissent un théâtre qui accorde la première place au jeu. Le terrain choisi pour en déployer les possibles est celui du couple : deux personnes qui se sont aimées se retrouvent à l’aéroport de Rome, vingt ans plus tard. On croirait du Bergman, agrémenté d’un ancrage politique que le réalisateur suédois avait exclu de son champ artistique après son expérience d’enrôlement dans les jeunesses hitlériennes.
Le spectacle commence dans le noir et met d’emblée en évidence la réalité du théâtre : un homme et une femme se disent perdus, font l’hypothèse de se retrouver sur le plateau, décident de sortir de là mais ne distinguent par la gauche de la droite. Déjà, il y a trop de phrases, trop de mots dans leur dialogue, qui expriment une hyper-attention à ce que l’un et l’autre formulent. Constamment, ils réagissent aux moindres nuances de sens, répètent les mots et bouts de phrase qui les surprennent, relèvent les inflexions de voix les plus insensibles. La lumière se fait enfin sur le plateau et révèle un espace insituable, une « installation », suggèrent-ils, composée de tables nappées, de chaises de restaurant entassées, d’une rangée de néons effondrée depuis les cintres, d’une structure de lit à ressorts ornée de tubes lumineux, de poteaux de guidage en tas. À cour, se trouve encore une grosse machine à café, de celle qu’on trouve dans les bistrots, et au loin, dans un coin du plateau, un homme se tient assis sur une chaise, en-dessous d’un panneau qui dit en italien : « nous attendons des informations complémentaires ».
Ces informations tardent en effet à venir. L’homme et la femme rejoignent progressivement le plateau et repoussent le moment de se présenter et nous livrer les clés de leur dialogue, si perméables se montrent-ils aux phrases de l’autre. La situation est d’autant plus trouble qu’ils sortent parfois de la fascination qui les aimantent l’un à l’autre pour nous prendre à partie, en tant que public. Après avoir interrogé la scénographie, ils lui confèrent un certain sens, comme de manière accidentelle, en révélant, dans leur dialogue qui patine, qu’ils se retrouvent par hasard à l’aéroport de Rome, après vingt ans sans se voir. Peter et Natali – prénoms des personnages mais aussi de l’acteur et l’actrice, Natali Broods et Peter Van den Eede – passent cependant plus de temps à reconstituer les circonstances de leurs retrouvailles et à confier tout ce qu’ils ont pensé, à chaque instant, qu’à évoquer le temps passé : ils commentent la façon dont elle a jeté son passeport aux douaniers, il raconte comment il l’a reconnue grâce à ce geste, comment il a pensé doubler la queue pour la retrouver mais a renoncé car il n’était pas absolument sûr que c’était elle, comment il l’a attendue au carrousel à bagages où elle se trouvait exceptionnellement, car d’habitude elle voyage sans bagages, et comment il a eu l’idée de faire semblant de parler au téléphone pour qu’elle reconnaisse sa voix. Tous deux tricotent ainsi les innombrables pensées qui les ont traversés, et dévoilent à travers elles leurs sentiments enchevêtrés de joie et d’appréhension de se revoir.
Quand Peter entreprend de lui demander pardon pour le passé, elle coupe court, affirme qu’elle a changé, qu’elle est une nouvelle femme, et part se changer pour le prouver. On ne saura pas exactement ce qui s’est passé entre eux, mais on comprendra qu’elle était actrice, et lui son maître, et qu’ils se sont aimés à la folie. Ces bribes évoquent Après la répétition de Bergman, adapté à la scène par un autre collectif flamand, le tg STAN il y a dix ans. On se situerait plus tard, vingt après, pendant lesquels ils se seraient quittés, et Natali se serait mariée et aurait eu quatre enfants. Son mari fait justement irruption, tandis qu’elle se change. Il souligne le fait qu’il est là depuis vingt minutes à les observer, et révèle qu’il fait semblant de téléphoner en parlant italien pour passer à côté d’eux incognito. Ce témoin affûte encore le regard sur la situation en révélant que Natali sait qu’il est là et qu’il l’observe, qu’elle n’est donc pas toute aux retrouvailles, mais qu’elle joue aussi les retrouvailles pour son mari. Une nouvelle strate de jeu et de trouble, qui produit un effet comique, s’ajoute encore quand Nico nous précise qu’il parle en italien (alors qu’il parle en français) et qu’il n’existe pas vraiment.
Le mari interviendra ainsi à plusieurs reprises, et ponctuera les différents temps des retrouvailles, marquées par la joie, puis la mélancolie à l’évocation du passé, nettement interrompue par la révélation d’un dissensus profond qui génère une haute tension, et enfin le désir et la tendresse. De KOE prend ses distances avec Bergman quand est intégrée une donnée politique à cette scène de vie conjugale : Natali redit ce qu’elle a déclaré par le passé et qui a causé leur rupture : elle a rejoint le parti politique de l’extrême droite italienne. Depuis, l’actrice est devenue politicienne, et défend des idées insupportables à Peter. Les reproches se multiplient, dans un sens comme dans l’autre, et mènent à l’incompréhension. Leur désaccord est épicé par l’intervention de Nico, soupçonné d’avoir entraîné sa femme dans cette voie, qui souligne qu’un personnage tel que lui a peu sa place sur les scènes du théâtre public, car le monde culturel déclare se situer à gauche à 75%. Cette statistique implique également qu’il doit y avoir des sympathisants d’extrême droite dans la salle, qu’il essaie de reconnaître. Le propos ne devient pas pour autant exclusivement politique. Il s’agit moins de discuter de telle ou telle position que d’observer ce que la politique peut faire sur les relations humaines, son caractère destructeur, ainsi que la fausseté des discours qu’elle fait tenir, qui ne se tiennent pas à hauteur d’homme, mais paraissent complètement hors sol par rapport à tout ce qui précède.
La trajectoire dessinée repose tout entière sur la performance de jeu du trio, qui oscille constamment de la matérialité concrète de la représentation à la situation représentée, de leur personnalité à leurs personnages, dans l’indifférence de toute forme de vraisemblance ou de toute préoccupation de cohérence. Les informations ultérieures promises au départ arrivent au compte-goutte, mais elles servent moins à installer une fiction qu’à nourrir un dialogue intarissable. Alors que la scénographie sert simplement de support au regard, et à quelques gestes ou déplacements, la langue vient encore multiplier les nuances de l’expression. Le non italien de Nico Sturm et le français totalement fluide des trois, alors qu’il n’est pas leur langue maternelle, les font parfois buter sur des mots et leur donner un relief singulier, non toujours voulu. Ces scories rendent encore plus attentif aux mots, aiguisent encore l’écoute en contribuant à ramener à la surface sensible tout ce qui peut constituer un dialogue, composé de phrases mais aussi de sous-textes, de tropismes, d’élans de colère et de désir, de légèreté et de gravité – concomitants, inextricables.
F.
Pour en savoir plus sur « Le Nouvel Homme », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.