« Le Relèvement de l’Occident : Blancrougenoir » de la Compagnie De KOE – pied de nez à trois mains

Il y a deux ans, la compagnie flamande De KOE s’était unie avec les tg STAN pour proposer My Dinner with André, d’après le scénario de Louis Malle. Ce travail commun était motivé par le partage de mêmes principes de création, tels que l’adresse au public ou la remise en jeu constante d’un semblant d’illusion. Cet hiver, les membres de De KOE reviennent seuls à la Bastille pour présenter Le Relèvement de l’Occident. Avec ce long spectacle en trois parties, les comédiens prétendent mettre fin au sentiment morose suscité par les désillusions de l’époque, et rendre à l’être humain sa raison d’être. Ce projet ambitieux est le premier pied de nez d’une longue série, grâce à laquelle est moins décrypté notre monde contemporain que célébré le théâtre lui-même.

Relèvement Occ - blancL’œuvre écrite conjointement par les trois comédiens, Natali Broods, Willem de Wolf et Peter Van den Eede, se présente comme une épopée en trois parties, sous-titrée « blancrougenoir ». L’enchaînement des trois adjectifs suggère les couleurs d’un drapeau qu’il reste à dessiner, qui est peut-être celui de l’Occident, celui du titre qu’il s’agit de « relever » – ce qui implique encore une chute, un effondrement. Le titre programme ainsi quelque chose de grand. Mais son caractère ambitieux est aussitôt démonté par l’entrée en matière : Natali Broods propose de commencer en accordant quelques minutes de réflexion aux paroles d’une chanson de Lady Gaga, d’une platitude désespérante, et pourtant érigées au rang d’art. Tel serait le symptôme de la décadence des temps modernes ?

En réalité, ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres – et également un début parmi d’autres. De fait, les comédiens avouent n’avoir pas su choisir entre 5 façons de commencer leur spectacle, et s’être résolus à les garder toutes. Sans transition après la glose gagaienne, s’ensuit donc le défilé de diapositives qui semblent rendre compte d’un échange antérieur au spectacle, quand il était dans sa phase d’élaboration. L’un des comédiens est mis en demeure par l’autre de défendre la pertinence du choix qu’il propose pour débuter le spectacle. Aussitôt après, le parti-pris est mis en acte, mais précédé de l’explication qui l’accompagnait et le justifiait !… D’emblée est mis en place le balancement permanent entre la tirade et son commentaire, le geste théâtral et sa mise à distance, sa reprise par l’explication, sa désublimation, entre l’illusion enfin, et la mise en valeur du fait théâtral. Un balancement qui caractérise toute leur approche du jeu. Une fois le procédé mis en place, le spectateur n’est donc pas surpris de voir les comédiens expliquer le sous-titre du spectacle, associant une foule d’adjectif à chaque couleur – remarquables par leur caractère conventionnel –, comme pour en dessiner un territoire.

Relèvement Occ - blanc2Ils annoncent donc commencer par le blanc, « la fraîcheur, la jeunesse, l’innocence ». La symbolique est redoublée sur scène par leurs vêtements blancs, des éléments de la scénographie composite blancs, ou simplement par leurs paroles. Les fragments autobiographiques qu’ils invoquent multiplient en effet les références au blanc, tel celui des placards encastrés d’une cuisine, du blanc plus blanc que blanc de la peinture, d’une veste occidentale récemment achetée, ou du lait du petit-déjeuner. Dans cette première partie, domine la réminiscence, le souvenir d’enfance. C’est ce motif qui permet de passer du coq à l’âne, de faire des bonds d’un dîner en famille à la découverte du mot « intellectuel » à l’école. De l’un à l’autre, la parole paraît arbitrairement distribuée par la lumière : les comédiens, situés à l’avant-scène, s’adressent directement au public, jusqu’au moment d’être arrêtés quand ils se retrouvent dans le noir. Cette minuterie non régulière agit comme un signal de mise en garde qui dirait « Attention, ennui, trop long, etc. » Ils se passent donc la parole, et ne tissent rien d’autre qu’une espèce d’insouciance, et avec elle, une complicité joyeuse.

Insensiblement, on passe au rouge, « l’amour, le feu, le sang… » – et les chausses rouges de Natali Broods. Le changement de couleur est en réalité un changement de paradigme complet. Du jeu sur la porosité entre personnage et acteur, on passe à la fiction d’un trio, d’un trouple, qui décrit sa vie dans une maison de verre à Berverly Hills, dans laquelle ils se perdent, les différentes variétés de truffes qu’ils s’apprêtent à manger, leur verrière aux oiseaux rares et leur chat Maggie. C’est ici le règne de la consommation et des magazines people – celui de Lady Gaga, en somme. Le corps de la femme y est associé à un objet plastique, purement esthétique, entièrement déterminé par sa représentation. Cette partie caractérisée par la montée d’une certaine tension entre les trois individus s’achève avec le récit accéléré de l’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, en costumes pseudo-historiques.

Relèvement Occ - rougeLe temps d’un entracte, et on atteint le noir, « la mort, les cendres, le chaos… ». Un nouveau dispositif encore est mis en place, dont la continuité avec ce qui précède est simplement assurée par le trio de comédiens. Noir est présenté comme un cours d’histoire, de philosophie et d’histoire de l’art, du Moyen-Âge au Carré noir de Malevitch, de l’optimisme médiéval au pessimisme contemporain. Les comédiens se lancent de fait dans ce vaste panorama, multipliant les références, mais sur un mode interrogatif. Il s’agit de se reposer les questions qu’ont soulevées les philosophes de chaque époque, et de tenter d’y répondre – mais c’est extrêmement « difficile… ». Sur un écran, sont projetées des peintures, mais aussi le texte qu’ils disent. Ce procédé déconstruit encore le spectacle : ce qui paraît de l’improvisation depuis le début paraît largement écrit et maîtrisé. D’une part, l’écriture en versets se montre capable de prendre en compte le discours parlé, son rythme, mais en plus, grâce au texte qui défile, on sait désormais qui va reprendre la parole, couper ou soutenir son partenaire, et quelles sont les pointes d’humour préparées à l’avance. L’apparente transparence du jeu se révèle n’être qu’une forme de fiction encore plus déguisée.

Mais ce nouveau pan d’envers ainsi dévoilé, le spectacle ne s’en tient pas là. De nouvelles strates de jeu se multiplient, se superposent jusqu’au vertige, lorsque Peter interrompt le cours de leur rétrospective pour demander aux deux autres s’ils n’ont pas oublié quelque chose. Tandis qu’ils débattent et se disputent, le texte continue de défiler. Depuis la fin de « Blanc », leurs relations ont continué à se dégrader, et ont fait place à des tensions exacerbées. C’est le projet lui-même qui en vient à être questionné, sur scène. L’un des problème soulevé est celui de savoir ce que le public pense de tout ça, et les comédiens se proposent de l’observer. Mais la masse masque l’individu, le spectateur, et la salle n’apparaît que comme un trou noir insondable. Pendant ce temps, l’histoire suit son cours sur l’écran, et le cours magistral finit pour de bon mis en butte par le retour à la réalité brute du théâtre et de la représentation.

Relèvement Occ - déshabLe titre laissait entrevoir un discours sur l’Occident, sur notre civilisation, sur notre époque et notre avenir. Finalement, la tâche paraît impossible. Quel que soit l’angle choisit – celui de l’intime ou l’entreprise de panorama –, quelles que soient les tentatives proposées pour aborder le passé, celui-ci paraît incapable de soutenir l’avenir, de présenter un point d’appui à partir duquel bâtir la suite. Le projet de départ se perd, les objets pensés dépassent peu à peu les comédiens. Alors que Blanc, situé à hauteur d’homme, se distingue par sa solidité, Rouge et Noir perdent en puissance, les comédiens se trouvent un peu débordés par leur matière.

Mais en réalité, peu importe, car ce qui se dégage d’une partie à l’autre, ce qui reste malgré la dérive du spectacle, et ce qui compte véritablement, c’est le théâtre lui-même. Les trois comédiens sont impressionnants, à commencer simplement par leur polyglottisme. Tous trois Flamands, deux jouent en français, et un en anglais. Ce décalage dans la langue ne les empêche pas de se comprendre et de renchérir, il devient au contraire un nouvel espace de jeu pour les trois, dans la porosité qui s’installe entre les phrases, dans les passages d’une langue à l’autre. Ce qui pourrait apparaître comme une difficulté, une faiblesse, a pour effet d’ajouter encore au plaisir qu’ils trouvent et communiquent à jouer tous les trois. La relation qui les unit est sensible, tout comme l’écriture commune qui se trouve à l’origine du spectacle.

Relèvement Occ - artLeur plaisir passe aussi par le travestissement, ou, comme les enfants, la joie de détruire ce qu’ils viennent de bâtir, pour pouvoir recommencer. Cette dimension artisanale du jeu transparaît dans le caractère bricolé du plateau, sur lequel tout est à vue, et même une partie de la régie. Le rapport au public mis en place est lui aussi fondé sur cette approche matérielle, manuelle du théâtre. En permanence, la simple mise en place d’un dialogue avec la salle est rejouée, par la prise en compte de la salle, par la complicité installée. De même, le spectateur est invité à revoir ses attentes à chaque instant, dérouté par les chemins de traverses empruntés, pris entre la déception volontairement ménagée et la séduction de l’imprévu. Une réflexion sur le théâtre lui-même et ses conditions par les questions « comment faire du théâtre ? que raconter ? comment prendre en compte le public ? » se dégage et donne finalement au projet sa cohérence.

Rien n’est jamais acquis, la seule certitude touche à l’acte théâtral lui-même. Ni plus ni moins que d’autres, ces trois-là se montrent capables de penser l’Occident, qui plus est sur plusieurs siècles d’histoire. Mais l’ambition première brandie pour intriguer le spectateur laisse place à la modestie. A défaut de nous aider à percevoir le monde contemporain dans sa complexité, les comédiens démontrent de façon incontestable la force de lien, de partage de l’acte théâtral. Ils peuvent raconter n’importe quoi ou presque, bavarder, digresser, se perdre, la puissance d’attraction de leur geste – parler sur scène, jouer, faire croire qu’un grand discours est en train d’être construit, et le démentir aussitôt – agit. Les heures passent, près de 4, et le spectateur reste fasciné par le simple fait théâtral, dénudé, dévoilé dans le plus simple appareil.

F.

Pour en savoir plus sur « Le Relèvement de l’Occident », rendez-vous sur le site de la Bastille.

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