« Institut Ophélie » d’Olivier Saccomano et Nathalie Garraud au T2G – Ophélie, balle rebondissante dans le flipper de l’histoire

Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, tous deux à la tête du Théâtre des 13 vents à Montpellier, présentent au T2G le deuxième volet d’un diptyque. Après Un Hamlet de moins, Institut Ophélie. Shakespeare apparaît comme un point d’entrée dans ces spectacles ; il est avant cela un point de départ pour Olivier Saccomano, auteur. Dans Institut Ophélie, le duo d’artistes joue avec les représentations que l’on a d’Ophélie, figure théâtrale devenue figure picturale, opératique ou encore cinématographique, et tisse à partir d’elle une réflexion sur les femmes, la place qu’elles occupent ou la place qu’on leur donne. La folie d’Ophélie, sa virginité et sa parole prophétique permettent ainsi de traverser tout le vingtième siècle et de rejoindre notre époque. Une traversée dans laquelle le discours est relégué à l’arrière-plan à la faveur d’associations libres, d’une réflexion vive et rebondissante. Cette relégation qui fait toute la poésie du spectacle prend appui sur le travail scénique de Nathalie Garraud, qui crée des visions d’une précision fascinantes et enrichit nos imaginaires de rythmes et de tableaux qui élargissent notre perception.

Dès l’entrée en salle, une femme, pieds nus, grande jupe noire et cheveux couts, tourne en rond et éructe autour d’un espace ouvert en angle à l’ordre surnaturel. Il est composé de six portes, et simplement occupé par une table. La femme peste, lâche des mots comme on donne des uppercuts, se parle et nous parle de la pudique ou putride Ophélie. Les mots jaillissent, leurs sonorités qui créent des frottements et l’énergie qu’ils expriment ou sollicitent tendent à l’emporter sur leur sens. Il y a presque quelque chose de comique au début dans cette adresse débordante, elle rappelle le sketch de Florence Foresti sur Isabelle Adjani, plusieurs fois Ophélie à l’écran, ponctué de cette affirmation contreproductive : « Je ne suis pas folle, vous savez ? ». Mais le discours est étiré, et on retrouve progressivement la tragique Ophélie qui fait basculer dans l’empathie. Une Ophélie qui n’aurait pas réussi à se noyer et qui aurait fini par être enfermée pour folie. Après cette amorce, Ophélie met un pied sur le sol qu’elle contournait jusqu’ici, la lumière change légèrement, elle s’assied à la table et se décrit elle-même. Elle décrit une femme, dans un espace scénique qui correspond exactement à celui face auquel on se trouve, et par son commentaire, elle aiguise notre regard en faisant coller ses mots à ce que l’on voit et ce que l’on entend. Puis elle ouvre des perspectives en racontant ce qu’il y a au-delà des portes fermées, que l’on ne voit pas. Elle peint tout un monde, qui va progressivement pénétrer cet espace sans fenêtres.

Les poignées se tournent et passent alors des hommes d’affaires, des hommes de lois, des soldats, à un, à deux, à trois. Ils entrent par les portes qui se trouvent côté jardin et repartent par celles du fond, dessinant des diagonales, tandis qu’Ophélie danse une valse seule, au rythme d’une musique martiale – patriotique a-t-elle dit – en les regardant, amusée, en s’approchant parfois d’eux sans les faire dévier de leur trajectoire. Passent aussi parfois une femme, d’une porte à l’autre, mais son trajet est court, au plus près de l’angle qui structure la scénographie. Ce sont surtout des hommes qui entrent et sortent, dans un ballet d’une précision réjouissante, marquant les mêmes pauses, tournant les poignées au même instant, avant de disparaître et de refermer doucement les portes.

Cette vision rythmée par une musique sans fin met en place de manière profondément esthétique la perception délirante d’Ophélie, hantée d’innombrables hommes détenteurs de l’autorité. Des hommes qui bientôt parlent, et la parole se diffracte alors, circule d’une silhouette à l’autre. L’étendue temporelle que concentre cet espace est rapidement posée, grâce à la ligne qui relie la tombe du Soldat inconnu aux tours de la Défense. Ici, il est autant question de la Première Guerre mondiale que des entreprises de notre époque, et on entend même les paroles d’un député du Wisconsin qui considère l’avortement comme un geste antimilitaire. Puis s’esquisse, par rebonds, le récit d’un Institut Ophélie, qui aurait été créé en 1919, deux après la mort d’une Ophélie retrouvée morte dans la baie de Manhattan, institut destiné aux jeunes femmes troublées par la guerre, déstabilisées par l’absence des hommes, par leur mobilisation ou par le retour des gueules cassées. Tout cela est esquissé à demi-mots, mais ce qui est certain, c’est qu’il est question de remettre des femmes dans le droit chemin, afin d’en faire de bonnes ménagères.

L’oppression masculine dont souffrent les habitantes de cet institut apparaît de manière évidente dans les bribes de discours des fantômes qui agitent la mémoire d’Ophélie. Mais les femmes se révèlent également complices des hommes, comme ces bonnes sœurs, qui contribuent, avec les hommes, à meubler l’espace vide de chaises en bois, de cadres sans toiles, d’une TSF qui reprend en écho les mots d’un général, d’un téléphone, d’une horloge… Comme cette avorteuse aussi, qui essore les linges ensanglantés, ou peut-être même le fœtus avorté, et qui dit à Ophélie qu’elle devrait s’estimer heureuse d’être vivante et de n’avoir pas eu à abandonner son enfant.

Ophélie, interprétée par Conchita Paz, au gré de ce manège diabolique, se déshabille et se rhabille, s’arrête un instant et crée un tableau quand elle n’en décrit pas un, absent, au rythme des entrées et sorties qui jamais ne cessent, qu’elles suivent le rythme martial de la musique patriotique ou les notes suspendues d’un chant de Purcell, O Solitude, elles aussi reprises en boucle jusqu’à épuisement. Progressivement, ces toiles éphémères constituent l’espace en un musée imaginaire, dans lequel un guide profondément ému invite à regarder le visage de la Joconde, visage simplement reproduit sur un tote-bag mais que l’on voit soudain, par le discours, avec une clarté saisissante. Le passage d’un tableau à l’autre, outre la musique, est souligné par des inflexions de lumières très légères, d’une teinte de violet à une autre, plus ou moins sombre, parfois verdie. Des nuages viennent un temps texturer les murs, mais cet appel vers l’extérieur a surtout pour effet de condamner le dehors à l’impossible, de mettre en évidence l’enfermement immuable, d’époque en époque.

Une chronologie est progressivement reconstituée, de 1919 aux années 1970, époque à laquelle des femmes discutent explicitement de leurs droits après une scène de résistance domestique imposée à force de petits pois surgelées. Ce dialogue autour de la table ancre excessivement le propos jusque-là rebondissant, lui donne un caractère dogmatique, militant, qui le referme alors qu’il était jusque-là si ouvert, d’autant plus retentissant que formulé par bribes et de manière polyphonique. Ce moment fait exception, fort heureusement, car Saccomano et Garraud réussissent le reste du temps à tenir le fil de leur dramaturgie fragmentaire, à se déplacer sur la ligne de crête qui se tient entre une composition schizophrénique, qui passerait arbitrairement du coq à l’âne, et une cohérence qui finirait par se recomposer et rétablirait un sens linéaire et récupérable.

Ce qui séduit et fascine dans cette dramaturgie, c’est son commentaire presque permanent. Cette dimension métathéâtrale est introduite dès le moment où Ophélie se décrit elle-même et l’espace qui l’entoure. D’autres incises viennent ensuite désigner plus ou moins explicitement la démarche des artistes et leurs choix, non pas toujours de manière frontale mais de biais. La pensée de Didi-Huberman est éprouvée dans le jeu de regards mis en évidence, entre ce que nous voyons et ce qui nous regarde. Ces remarques, certainement plus nombreuses que celles que l’on identifie, donnent un double-fond à la réflexion, l’enrichissent en la dépliant de manière non linéaire. Elles invitent encore à multiplier les rebonds, et la pensée imite le mouvement de boule de flipper d’Ophélie, qui passe d’un angle à l’autre, de mains à d’autres, boule qui se démultiplie et devient plurielle, symptôme – comme Lear ? – de la condition féminine lorsque se côtoient folie et menace de mort, lorsqu’elle est contenue par une institution, quelle qu’elle soit.

Le mouvement est constant, circulaire ou stellaire, maintenu grâce à une précision presque magique des corps constamment recostumés, des gestes, des déplacements. Le mouvement est relancé par les supports que sont les spectres, la musique, les lumières, l’espace et les mots, et la boule continue de rebondir sans jamais s’arrêter, car les débats restent irrésolus, malgré le temps qui passe. Ophélie la boule de flipper ne se risque ainsi pas à ouvrir sur un avenir prometteur, ni à engager à l’action. Elle se contente de dire simplement, magnifiquement, à toutes les Ophélie en puissance : « Tenez bon ! ».

F.

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