« Poings » de Pauline Peyrade, mis en scène par Céleste Germe au T2G – intériorité en mille morceaux

Pauline Peyrade est une autrice multiplement primée et parfaitement identifiée dans le paysage théâtral contemporain. Quoique son écriture mette la scène à l’épreuve, elle ne la décourage pas pour autant, elle ne se contente pas de mises en voix ou de lectures théâtrales. Exigeante, elle invite à mobiliser un arsenal technologique sophistiqué si l’on en croit les mises en scène de Cyril Teste ou du collectif Das Plateau. Céleste Germe, membre de ce dernier, a entrepris de se mesurer au dernier texte de l’autrice plusieurs fois distingué (par Artcena, ou le Prix Bernard-Marie Koltès), Poings. Cette alliance renouvelée entre Peyrade et Das Plateau contient la promesse d’un véritable spectacle. Et de fait, la mise en scène envoûtante déploie le texte dans toutes ses dimensions, elle le diffracte et en décuple la puissance de représentation – et avec elle, la violence qu’il exprime.

Le public du T2G qui s’installe découvre son reflet grâce à une vitre que l’on peut distinguer dans la pénombre du plateau. Les discussions ne sont pas interrompues de manière nette lorsqu’une jeune femme s’avance, car sa démarche et son entrée comme dérobées suggèrent qu’elle pourrait être une ouvreuse. Mais au lieu de nous dire d’éteindre nos portables et de garder nos masques ajustés, elle nous confie comme un secret : « Je suis partie de très loin / Pour arriver jusqu’à moi ». Ce sont là des vers de Rita Mestokhoso, que Pauline Peyrade a placés en épigraphe de Poings, texte publié chez les Solitaires intempestifs. Un voyage jusqu’à soi est annoncé, par ces vers mais aussi par le geste de l’actrice, Maëlys Ricordeau, qui revêt une robe claire sur sa robe foncée. Ce feuilletage textile annonce la coexistence de plusieurs « soi » dans un même corps.

L’actrice se place ensuite au cœur d’un losange de vitres réfléchissantes, une espèce de diamant aux nombreuses facettes qui démultiplie sa présence alors qu’elle relate une rencontre, lors d’une fête. En écho à sa voix, retentit celle d’un homme, qui la remarque, l’approche, mais n’apparaîtra pas autrement que sous la forme d’une ombre dans cette scène. La perception se dilate : les lumières stroboscopiques éblouissent, aveuglent ou impriment dans la rétine des images comme des flashs, le volume de la musique au départ lointaine s’intensifie, le corps se dédouble et apparaît en différents endroits de l’espace, grâce à des miroirs, des images vidéo, des hologrammes, ou d’autres sortilèges dont Das Plateau a le secret technique. Les voix distinguent la femme qui danse, qui décrit ses sensations, et une autre qui met en garde. Comme dans une tragédie antique – le texte est d’ailleurs composé de cinq temps – le dénouement est d’emblée déjà là : l’homme a des mains longues, il répète inlassablement « la beauté est au bout de la violence », ses gestes s’apparentent à une intrusion dans le champs sonore, visuel et corporel de la femme qui toujours danse, qui ignore l’alerte de ses doubles et s’oublie dans la vibration réconfortante des basses ou les volutes cotonneuses de l’ivresse.

Cette première scène ne paraît pas des plus originales – ni du point de vue de l’écriture, ni du point de vue scénique. Elle permet cependant de ménager une bifurcation nette avec la seconde – de l’Ouest au Nord, indiquent des surtitres. Les scènes qui suivent inviteront tout aussi radicalement à changer de cap, ce que souligneront des modes de narration chaque fois distincts et des reconfigurations spatiales totales. Si chacune offre des instantanés de la vie d’un même couple, l’impression qui se dégage est d’assister à cinq spectacles différents, qu’il est tentant de décrire un à un pour souligner la pertinence dramaturgique avec laquelle la mise en scène de Céleste Germe déploie la singularité de chacune des cinq parties du texte de Pauline Peyrade.

Dans la deuxième, la rave-party laisse place à un univers de conte qui convoque le souvenir de Bois impériaux, précédent texte de Peyrade. Une voix de la femme décrit une maison, une forêt, un lac, des paysages faits d’or et de pierres précieuses, dans lesquels le corps s’unit aux matières les plus rugueuses de la nature. De l’extérieur, la voix de la femme essaie d’interpeler une autre femme qui se trouve à l’intérieur en tapant sur une vitre – autre dont elle sait qu’elle est elle. Toutes deux ne se confondront qu’au moment d’une scène de viol conjugal. Très paradoxalement, le traumatisme réunit la femme d’emblée scindée. La dissociation, phénomène de protection psychologique qui met en suspens la pensée, le jugement et les sentiments pour supporter une épreuve traumatisante, est reportée partout ailleurs qu’au moment le plus traumatique dans Poings. Plus de reflets, plus de je et de tu pour relater le viol ; ne reste qu’une adresse directe, en bord de plateau. La langue crue, lentement énoncée, au rythme des coups au fond de la gorge, suffit à laisser entrevoir l’horreur. Ce parti pris de non représentation, de simple énonciation, est à certains égards plus violent, plus trash que la simulation d’un viol sur scène. L’image, répandue par le cinéma, les séries, le théâtre, la peinture ou d’autres arts visuels, se révèle moins sidérante que cette lente et minutieuse description, cette diffraction de l’acte de violence sexuel par les mots, qui font surgir des images mentales très nettes ainsi que des sensations qui font frémir. Après l’agression sensitive des lumières stroboscopiques et des basses, vient l’agression de l’écriture, qui démontre sa puissance de figuration.

La pression retombe quelque peu au Sud, lors d’une scène de dialogue plus traditionnelle au sein du couple. Ce qui avait pu prendre l’allure d’une image vidéo s’avère réel : un véritable lit a été amené sur le plateau, derrière les vitres, et sur lui se tient un véritable homme dont la présence a pu paraître numérique jusqu’ici. Le couple dialogue, au sujet de vacances à venir. Leur échange paraît léger, entraîné par la musique que diffuse un tourne-disque. S’impose cependant une première frustration, puis une première humiliation, et une deuxième voix se fait entendre dans les réponses de la femme, qui permet de distinguer les paroles qu’il faudrait dire, ou qu’elle voudrait dire, et celles qu’elle prononce. Cette scène pourrait durer bien plus longtemps, sonder plus avant encore les mécanismes de violence latente qui paraissent imperceptibles à première vue mais qui minent la relation et anéantissent progressivement la femme. Mais la scission est déjà trop profonde, et l’on ne sait plus de qui l’homme touche la joue avec la conviction de pouvoir se faire pardonner, lorsque des jeux de reflets redoublent les jeux sonores. Ces effets ne sont cependant encore rien par rapport à l’explosion à venir. Ce qui pourrait prendre la forme d’une crise de panique donnée à voir à force de larmes et de gestes horrifiés s’apparente ici à la visite glaçante d’un palais de glaces dans une fête foraine, dans lesquels les corps se décuplent à l’infini. Dans le nouvel espace formé par la conjonction des miroirs et des vitres en polygone, des voix retentissent, en live ou en off, des corps s’avancent et repartent, et des phrases rebondissent de toutes parts – certaines que l’on a déjà entendues, d’autres peut-être à venir.

Cette acmé rend possible la fuite finale, à l’Est, vers le levant. Alors que les scènes précédentes ont chaque fois démontré une maîtrise technique fascinante, mise au service du texte sans jamais y être asservie, le dernier tableau laisse place à une simplicité qui paraît des plus justes. Le récit de la traversée de la ville à rollers, ville, vivante, habitée, embouteillée – récit déjà entendu il y a quelques années, mais qui prend un tout autre sens avec ce qui précède – ne se fait pas dans un espace numérique, qui donnerait par exemple à voir les lumières des lampadaires et les bandes blanches dessinées au sol. Céleste Germe prend le parti de faire entendre ce récit depuis la chambre conjugal, à côté de l’homme qui dort et change de position dans son sommeil. La crainte de le réveiller qui fragilise la décision prise de partir cohabite avec l’élan de la fuite, à toute allure. Sans support visuel ou sonore, Maëlys Ricordeau, qui depuis le début nous accroche par sa présence, révèle toute sa justesse dans cette coexistence insoluble de la situation dans laquelle elle se trouve et des mots qu’elle prononce.

Le relatif happy ending de cette tragédie qui s’achève avec une libération, avec un authentique dialogue entre les voix de la femme, qui enfin s’entendent, s’écoutent – première étape vers la réunification du moi – ainsi que la simplicité de ce final permettent de reprendre souffle. De ne pas rester paralysé par la violence multiforme de ce qui précède. De dépasser la tétanie, la sidération, l’hypnose visuelle et sonore. De réaliser que le sujet délicat des violences conjugales n’a pas été traité de manière clichée ou caricaturale. Le texte prend la forme d’un coup de poing plutôt qu’une dissection qui permettrait de mettre au jour les mécanismes de l’humiliation et la domination. Bien loin de prendre appui sur des documents ou des chiffres, d’adopter une posture didactique, il prend le parti de la sensibilité pure sans pour autant verser dans le pathétique. Une sensibilité soigneusement mise en musique pour retentir. L’écriture de Pauline Peyrade a en effet la précision d’une partition musicale. Loin d’être linéaire, elle s’écrit en colonnes, en lignes chevauchées, en rythmes sur la page. Malgré l’exigence qu’elle implique pour la scène, elle trouve une réalisation possible grâce à la créativité de Das Plateau. Plus encore, Cécile Germe démontre toute la pertinence d’amener cette écriture destinée au théâtre sur scène, la capacité du théâtre à en révéler toute la force. La rencontre de ces deux artistes permet in fine de représenter de manière sensible une intériorité diffractée, éparpillée, et ainsi de donner à percevoir l’étendue des troubles dont peuvent souffrir les victimes de violence.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Poings », rendez-vous sur le site du Théâtre de Gennevilliers.

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