David Bobée et sa troupe d’artistes nous offrent, au Théâtre National de Chaillot, une magnifique mise en scène de la plus célèbre des tragédies shakespearienne, Roméo et Juliette. Son éblouissante scénographie, tout en fluidité et en continuité, s’appuie sur une traduction nouvelle du texte par Pascal et Antoine Collin, remarquable par sa lisibilité. Ajouté à cela un jeune couple de comédiens parfaitement harmonieux, le spectacle rend neuves les émotions, comme si le mythe nous était resté inconnu.
À l’origine du spectacle, se trouve une intuition de Bobée, qu’il nomme « dramaturgie de la lumière » : de la chaleur de l’été en pleine journée naissent le désir et la passion. Il conçoit donc un espace de cuivre, comme il l’appelle, extrêmement lisse, sans aucune aspérité et infiniment transformable. De la rue au palais des Capulets, de la cellule de Frère Laurent au balcon de Juliette, l’espace se métamorphose et les scènes s’enchaînent avec fluidité.
La lumière joue un rôle tout particulier dans ce surgissement de lieux hétérogènes : elle joue de l’intensité lumineuse, des chromatismes des ombres et des contre-jours. La scène adopte ainsi les contours d’un palais oriental ou d’un caveau gothique. Enfin, la bande-son, elle aussi très soignée entre bruits, musiques et chansons, fait varier les atmosphères et modifie les affects des spectateurs.
Sur le fond du plateau sont projetées les indications de temporalité, du premier jour au cinquième, rappelant combien elle est resserrée dans la pièce, combien tout n’est qu’une question de rythme et de temps dans ce drame. Bobée en parle comme d’une « course à bout de souffle pour rattraper le temps ».
Dans cet espace sont réunis des acteurs, des danseurs et des acrobates. Si tous ne sont pas d’excellents comédiens, ils nourrissent le spectacle avec d’autres de leurs talents. La danse est ainsi mise en œuvre autant que le texte le permet, au cours des rixes entre Montaigu et Capulet dans les rues ou lors du bal où les amants se rencontrent. Heureusement, cette tendance ne devient pas manie : le chant et la danse présents dans le texte sont ainsi soulignés mais le spectacle ne prend pas l’allure d’une comédie musicale.
Quand le tragique se substitue au rire, les danseurs et circassiens laissent place aux comédiens et à la parole. En guise d’adieu, Tybalt et Mercutio nous offrent après leur mort une sublime chorégraphie sous des couvertures de survies dorées, totalement saisissante. Enfin, cette polyvalence se rappelle à nous lors de la fausse mort de Juliette : Pâris, en deuil, effeuille face au tombeau de Juliette chargé de draps le bouquet de ses noces, et chante de façon poignante. Ces deux grands moments suffisent à faire naître une émotion pure et intense.
Pour le reste, sa charge est remise entre les mains de Roméo et Juliette, incarnés par deux jeunes comédiens talentueux. L’alliance de la vitalité et de la mélancolie chez Arnaud Chéron et l’extrême justesse des sentiments de Sara Llorca font oublier que les vers ont été entendus et répétés des milliers de fois. Leur jeunesse, leur fraîcheur, leur enthousiasme, et peut-être même leur amour, font entendre leurs mots comme pour la première fois. Mais les frissons de joie et de tristesse qui nous traversent sont aussi bien dus à leur magnifique interprétation qu’au texte sur laquelle ils s’appuient.
Cette traduction du père et du fils Collin réussit la prouesse de rendre accessible la langue shakespearienne au public du XXIe siècle, sans rien perdre de ses richesses inépuisables. Ses décalages de tons et de registres, ses envolées lyriques, ses images inoubliables et ses jeux de mots… tout cela s’y retrouve, limpide. Il est perceptible qu’une véritable lecture du texte motive chacun des choix qui ont été faits, et la clarté ainsi atteinte fait passer la densité de la langue de la scène au public sans que la médiation du texte écrit soit nécessaire.
Cette pièce qui fait se côtoyer de près le comique (incarné ici par la délicieuse nourrice) et le tragique, l’amour et la mort, la trivialité la plus basse et la poésie la plus divine est une gageure pour la scène. Le compagnonnage de Bobée et des Collin crée un spectacle qui prend dans un même mouvement ces extrêmes, qui rétablit l’unité de la pièce, et là se trouve sa grande force.
La juste répartition des équilibres permet qu’aucune des dimensions de la pièce ne paraisse plus faible qu’une autre, comme c’est souvent le cas : on rit, on pleure, on s’indigne, ou l’on est emporté dans les hautes sphères de l’amour. Cette épopée où tous les stades de la vie et de la mort sont traversés est pleinement revécue autour de ce couple, dont la jeunesse est aussi ravissante – au sens fort – que tragique.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur « Roméo et Juliette », rendez-vous sur le site du Théâtre National de Chaillot.