« Désobéir – Pièce d’actualité n°9 » de Julie Bérès à la Manufacture – la beauté sans pareil des filles de nos banlieues

Sur la patinoire de la Manufacture sont réunies quatre jeunes d’Aubervilliers ou des alentours, rencontrées par Julie Bérès dans le cadre du projet de la Commune, « Pièces d’actualité ». Reconduit pour une cinquième saison à partir de la rentrée prochaine, ce projet commande à des metteurs en scène des spectacles chargés de répondre à la question : « la vie des gens d’ici, qu’est-ce qu’elle inspire à votre art ? ». Une telle interrogation donne lieu à un théâtre de veine documentaire, qui approche des problèmes d’actualité et s’efforce chaque fois de dégager du sens et/ou de la beauté à partir d’un territoire qui cristallise tout particulièrement les contradictions de notre époque. Julie Bérès trouve cette beauté dans les récits de jeunes filles des banlieues, issues d’immigrations plus ou moins récentes, qu’elle fait porter par quatre actrices qui viennent avec leurs histoires à elles aussi et partagent sur ce plateau ce qu’elles sont, qui touche profondément.

Quatre filles entrent et marchent en rang deux par deux, en nous regardant, narquoises. Elles passent et repassent, suivent des chemins invisibles, partent et reviennent, toujours avec le même regard de défi. Parmi elles, on en remarque deux en particulier, une qui est en hijab et une autre qui est noire. Après leur marche, cette « bande de fille » comme celle qui avait fait l’objet du film de Céline Sciamma, s’approprie encore l’espace en gravant un tag dans le mur du fond, devant lequel elles prennent un selfie. Ce qu’elles ont écrit à l’envers et avec des lettres stylisées, c’est le verbe qui donne son titre au spectacle, « désobéir », qui aussitôt amène la question du rapport à une autorité.

C’est d’abord Nour, celle qui est voilée, qui prend la parole. Elle arrive sur le devant de la scène, timide, les pommettes saillantes mises en valeur par le voile qui encadre son visage et produit l’effet d’un gros plan, et s’installe sur une chaise. Avant de commencer, elle cherche du regard le soutien d’une de ses amies assise sur le côté, qui l’écoute, pendant qu’une autre la filme en contre-plongée avec son portable et réplique l’image de son visage partiellement couvert derrière elle.

Nour raconte, avec mille nuances dans la voix et le visage, comment la colère est montée en elle jusqu’à déborder, lorsqu’elle a pris conscience de la réalité dans lequel elle vivait. Comment un cours de géographie sur l’Afrique l’a mise hors d’elle et l’a confrontée à l’absurdité du monde. Comment elle a transformé sa page Facebook en journal intime, et comment elle a, par ce biais, été contactée par Hassan. Puis encore les 854 messages qu’ils se sont échangés, sa joie de parler autant avec quelqu’un, le sens que la religion a apporté à sa vie, sa lecture du Coran, son choix de porter le voile, son désir de se marier et de le rejoindre.

Son histoire ressemble jusqu’ici comme deux gouttes d’eau à celles recueillies par Edith Bouvier et Céline Martelet pour France Culture, dans le podcast Ma fille sous influence. Les deux journalistes proposent des portraits audios de jeunes filles qui, comme Nour, sont en quête de réponses à un âge où les questions intimes sont si existentielles qu’elles ne supportent pas la découverte concomitante d’un monde indéchiffrable, violent et irréductible à des formules toutes faites. Des jeunes filles qui trouvent réconfort dans l’Islam et croient donner du sens à leur vie en partant faire le djihad ou en organisant un attentat en France. Leurs histoires glaçantes sont chaque fois racontées par celles qui les ont vécues, désormais repenties, après la prison et les centres de redressement, et désormais capables de recul. Lorsqu’elles se confient au micro de France Culture, elles ont été réintégrées, par leurs familles, leurs proches, la société, et chacune insiste chaque fois sur cette donnée-là, la plus cruciale.

Nour n’est pas allée aussi loin car la désillusion l’a frappée plus tôt, quand elle a fui de chez elle pour retrouver Hassan, et qu’Hassan n’est jamais venu. Puis quand il s’est servi du Coran pour l’humilier en tant que femme, et qu’elle a découvert qu’il était marié. Elle a alors réalisé qu’elle s’opposait à cette interprétation du texte sacré, et à ce détournement de la religion, et qu’elle a pris conscience que sa foi à elle était différente. Depuis, elle envisage d’être une femme imam, et ses yeux brillent quand elle raconte ça. Après toute cette traversée d’émotions qu’elle a revécues de manière contenue par son récit, elle se lève, se penche vers le sol et en décolle des couches. On s’attend à la voir s’installer pour faire sa prière, mais elle continue et dégage une arène. Elle finit même, au contraire, par enlever son hijab, et découvrir ses cheveux et son corps.

Vient ensuite Charmine, qui à son tour raconte son histoire, comment elle aimait la musique et la danse, depuis toujours, comment elle a été éduquée par son père qui la frappait pour la laisser prendre le moindre de place possible, comment elle s’est mise à danser pour survivre. Son histoire, elle la raconte, mais surtout elle la danse. Mais pas d’une danse harmonieuse, élancée. Son corps tremble de toutes les contraintes qu’on lui a imposées et qu’elle a combattues. Les gestes sont à la fois saccadés et suivis, et la vision produite est profondément troublante. On croit à une lumière stroboscopique, mais quand on regarde le projecteur on voit que la lumière qu’il diffuse est nette. On comprend que ces tremblements qui paraissent inhumains sont bien les mouvements de son corps à elle, mais l’œil a du mal à accepter cette réalité et suggère au cerveau qu’il pourrait peut-être bien s’agir d’un hologramme. L’effet est saisissant et donne de la puissance à son récit, à l’émancipation par la danse qu’elle raconte.

Charmine finit par danser pour de bon et entraîner les autres avec elle. Elle se retrouve même engagée dans un battle avec la noire, Séphora, dont le corps est diamétralement opposé au sien, longiligne, sans formes. La poitrine de Séphora danse toute seule quand elle s’anime, et ses courbes opposent aux spasmes de Charmine une ondulation fluide. Leurs mouvements sont radicalement différents mais ils disent dans les deux cas le besoin de s’exprimer, et de s’exprimer à travers tout son corps. La quatrième les rejoint et chante, et prend ainsi le relais.

Mais tandis qu’elle chante, la noire commente ce chant, fait des remarques qui en rompt le cours, et tient des propos convenus sur la beauté tellurique de cette musique, qui certainement renvoie à ses racines les plus profondes. Sans qu’elle force le trait, on entend derrière son corps de jeunes noire les propos d’une bourgeoise blonde de 40 ans qui chercherait à prouver son ouverture d’esprit, et la superposition ne manque pas de faire rire.

Ce personnage s’évanouit en un instant derrière un autre quand Sephora met pour de bon fin au chant et fait entendre la voix de son père qui maudit sa fille en se frappant le visage. Son émancipation à elle, de la religion, de la tradition, de l’héritage, est passée par le théâtre. Elle a réussi les concours, les auditions, et a même été retenue pour jouer le rôle d’Agnès dans L’Ecole des femmes de Molière. Mais le metteur en scène s’est ravisé en invoquant les signes que son physique véhicule malgré elle. Elle nous demande donc si elle peut se rattraper, ici, maintenant, et joue un dialogue d’Agnès et Arnolphe. Elle s’engouffre alors pleinement dans le cliché qui lui colle à la peau et offre un moment de théâtre jubilatoire.

Les scènes s’enchaînent de manières de plus en plus entremêlées, mais la quatrième n’aura pas son moment à elle. Elles continueront à raconter à deux, trois ou quatre, et à parler du voile, de la religion, du sexe, de la soumission, de leur façon de se trouver une place dans cette société, et chaque fois leurs mots sont amplifiés par le langage de leurs corps, omniprésents. Au fur et à mesure, les lignes se brouillent entre le biographique, le vécu, le recueilli et le joué. On découvre après coup que ce qu’elles racontent ne sont pas forcément leur histoire, mais le résultat d’un vaste travail de collecte mis en forme par Alice Zeniter, suivant la méthode du « roman des voix », genre nouveau développé par Svetlana Alexievitch qui prend ses sources dans le témoignage, se nourrit du documentaire et s’épanouit dans une écriture dense, au plus près des voix d’origine.

Le format de la commande, qui impose un temps de création court, a limité Julie Bérès dans le déploiement d’une esthétique ample. A défaut de pouvoir créer un univers de toute pièce comme elle sait le faire, elle s’est entièrement appuyée sur la présence de ces quatre actrices, aussi fragiles que puissantes, aussi drôles que touchantes. Avec elles, elle amorce une réflexion qui répond à l’urgence de penser la place des jeunes femmes dans notre société, celles des banlieues, qui se débattent avec des injonctions contradictoires entre leurs traditions familiales, religieuses et culturelles, et le monde dans lequel elles vivent. Ce qu’elles apportent ensemble sont moins des réponses que des questions, et elles terminent ainsi en se demandant ce qu’elles auront fait de marquant dans leur vie, pourtant encore tout étendues devant elles. On répond alors par nos applaudissements enthousiastes, qu’en plus d’avoir trouvé avec l’art un moyen de concilier les identités contradictoires qui les façonnent de la plus belle manière qui soit, elles auront a minima trouvé le succès à Avignon avec Julie Bérès.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « Désobéir », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Commune.

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