« Le Massacre du printemps » d’Elsa Granat au Théâtre 13 – thérapie haute tension

Le Théâtre 13 a repris pour une dizaine de dates l’un des premiers spectacles d’Elsa Granat, Le Massacre du printemps, créé au Théâtre-Studio d’Alfortville en 2017 et programmé au Théâtre du Train bleu à Avignon en 2019. Ce spectacle est donc découvert après King Lear Syndrome, que l’on pourrait grossièrement désigner comme une transposition de la pièce de Shakespeare en EHPAD – ce qui ne lui rendrait pas pleinement justice. La pelouse synthétique que l’on retrouve dans les deux spectacles produit un effet de signature évident, tout comme le choix de faire intervenir des acteurs et actrices amateurs aux côtés de professionnels, et de représenter un prisme d’âges étendu (de 27 à 90 ans). Ce que révèle en revanche ce spectacle d’inspiration autobiographique, c’est une écriture intime, dont la portée thérapeutique achève d’être atteinte avec la mise en scène.

Dans la pénombre de la scène, on distingue le corps d’une femme allongée sur une chaise longue, dans un jardin. Derrière elle, un grand cube rose et une table jonchée d’objets que l’on prendra le temps de détailler plus tard. Le spectacle commence avec le réveil de la jeune femme, qui se lance dans une tirade énergique – la première de nombreuses. Elle est enceinte de 7 mois et vient de fêter son anniversaire avec des amis, qui sont partis et ont tout laissé en plan, elle et les assiettes en carton qui l’entourent. L’occasion de sa grossesse et la célébration de sa propre naissance lui offrent un double rendez-vous avec elle-même, rendez-vous qui aiguillonne le deuil qu’elle porte de sa mère, décédée plusieurs années auparavant.

Cette situation bien particulière, qui déclenche l’écoulement d’une parole débordante adressée tantôt à l’absente tantôt à l’enfant à venir, ouvre sur un espace-temps trouble. La paroi de la boîte rose est lacérée au couteau, et derrière les lambeaux de papier apparaît un fauteuil médicalisé de dos, surmonté d’un oreiller, qui suggère la présence d’un malade sur le point de disparaître. Débarque une jeune fille, l’étudiante que la femme enceinte a été, replacée au cœur d’un épisode doublement traumatique de sa vie : le moment où sa mère meurt d’un cancer, et l’hospitalisation de son père quinze jours après pour la même maladie – « massacre », annonce le titre du spectacle. Avant le drame des parents vieillissants dans Lear, ceux qui ne meurent pas et découvrent d’infinies possibilités de dégradation du corps et de l’esprit, Elsa Granat a écrit le drame symétrique des enfants adultes orphelins de parents.

L’analepse nous fait quitter le jardin pour la chambre d’hôpital, et les amis que l’on n’a jamais vus pour le personnel médical – aide-soignante, oncologue et musicothérapeute. Ces derniers bien présents ne servent pas simplement de décorum, ils se révèlent déterminants dans la faille biographique dans laquelle s’engouffre la jeune femme enceinte. Outre la mort de sa mère et la longue maladie de son père, ce qui a traumatisé la jeune fille et hante encore l’adulte, ce sont des dialogues cinglants avec le personnel médical, qui lui reproche de mettre de la musique trop fort, qui la pousse à signer des papiers pour un transfert en maison de soins, qui lui donne des calmants, qui annonce au téléphone avec une brutalité inhumaine le décès de sa mère. Le texte et le spectacle ne se constituent pas simplement en mausolée pour deux parents disparus ; il s’agit également de régler des comptes restés en suspens, avec soi et les autres.

Dans le vortex de sa mémoire, la jeune femme enceinte se confronte ainsi à son moi du passé, ainsi qu’à ce même moi qui a pris soixante ans après l’annonce du cancer de son père. De là, elle tente d’épaissir les points de vue alentours, du personnel médical, et tout particulièrement de la médecin oncologue, de son père qui faiblit – Lear en puissance, interprété par le même acteur, Laurent Huon –, afin de leur dire ou de leur faire dire des choses qui n’ont jamais été dites, afin de pleurer, de tuer ceux qui l’ont blessée ou de les consoler. Dans cette entreprise thérapeutique, sont également évoqués des moments d’élans pleins de vie : une danse sur une musique indienne ; l’interprétation d’Amazing Grace par des Écossais dans la rue, rejouée sur cette scène mentale par des musiciens amateurs ; des sauts de trampoline qui remettent le flux vital en mouvement.

Après un début sur les chapeaux de roues, la tension est maintenue par une reconfiguration constante des échanges et par les apparitions successives de l’aide-soignante, de l’oncologue, de la jeune fille vieillie et du père. Les tirades et dialogues à haut volt puisent dans une énergie aussi désespérée que pleine d’espoir, qu’entretiennent tout particulièrement les actrices : Elsa Granat elle-même, Hélène Rencurel – l’une des sœurs dans Lear – et Edith Proust, la plus jeune, puissante et touchante. Avec cette dernière en particulier affleure à plusieurs reprises l’émotion, sous la forme de douches de frissons que relancent les chants a capella de Clara Guipont. Cependant, l’intensité d’ensemble a paradoxalement pour effet de congédier l’émotion qui arrive, constamment fauchée alors que l’on est entraînés dans un autre endroit de conflit de la psyché, de colère ou de nervosité, ou vers une autre confrontation ou un nouveau bras de fer pour essayer de s’en sortir.

Elsa Granat tient ce haut degré d’intensité avec peu de moyens scéniques, mais grâce à une partition lumineuse (plutôt que visuelle) et sonore soignée, et surtout grâce à une écriture vivante, qui cherche à libérer d’une situation dramatique par l’humour, l’ironie, le débordement de multiples voix et la confrontation de plusieurs niveaux de paroles, entre déclarations et commentaires. Cette écriture met en jeu les acteurs et actrices et embarque le public dans cette opération de réparation des traumas.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Le Massacre du printemps », rendez-vous sur le site du Théâtre 13.

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