« La Brande » d’Alice Vannier au Théâtre de la Cité internationale – immersion en névropathie

Cette semaine avait lieu la première parisienne d’un spectacle créé il y a plus d’un an au Point du jour à Lyon, La Brande, de la compagnie Courir à la Catastrophe, mis en scène par Alice Vannier. Après entre autres un spectacle inspiré par la pensée de Pierre Bourdieu en 2018, En réalités, la compagnie s’est cette fois intéressée à la clinique de La Borde, établissement ouvert dans le Loir-et-Cher en 1953 sous l’impulsion de Jean Oury, qui a permis le développement de la psychothérapie institutionnelle, et qui constitue aujourd’hui encore une référence dans le domaine. Des recherches sur l’histoire du lieu et deux semaines d’immersion de l’équipe artistique au moment de l’année où soignants et soignés donnent rendez-vous aux personnes extérieures à la clinique pour une journée de fête ponctuée par une représentation, ont donné naissance à ce spectacle.

L’entrée en salle donne l’impression au public d’être en retard : une espèce de Michel Houellebecq, dépenaillé et les cheveux en bataille, cigarette à la main, parle au micro, lit des textes en espagnol ou en allemand, interpelle les personnes qui arrivent ou une collègue qui lui répond de l’autre bout de la salle. Un chevalet de conférences, situé à cour, indique que l’on est en 2014, et que l’on assiste à un conférence-spectacle – dont le thème est tu. Le propos reste flou jusqu’au moment où l’homme passe la parole à Brivette, qui se présente et retrace rapidement l’histoire de La Borde, sans jamais nommer la clinique. Brivette a été secrétaire du lieu dès ses débuts, débuts marqués par le départ de Jean Oury avec une trentaine de malades sur les routes, pour s’installer dans un vieux château en ruines.

Brivette n’expose pas immédiatement le fonctionnement de ce lieu, mais en révèle quelques éléments-clés en exposant son rôle de secrétaire, postée à l’accueil d’un endroit dont la particularité est qu’il est ouvert. Pendant des années, nous dit-elle, elle a reçu les personnes qui voulaient se faire soigner, recueilli des confidences et dactylographié les réunions des psychiatres et psychothérapeutes qui se réunissaient régulièrement pour définir les principes de la psychothérapie institutionnelle qu’ils voulaient mettre en place afin d’humaniser les traitements psychiatriques, et les moyens de mettre en œuvre une dynamique de groupe entre soignants et soignés. Cette porosité fondamentale paraît d’emblée mise en œuvre par le fait que Brivette est entourée de deux hommes : le premier, qui nous a accueillis, dont l’état psychiatrique n’est pas tout à fait clair, et un autre, qui paraît « fou » (Brivette précise que le terme est utilisé par les soignés eux-mêmes, qui l’apprécient), par son recroquevillement sur lui-même et sa difficulté à prendre la parole.

Après cette entrée en matière, une autre page du chevalet de conférences permet un retour en arrière : nous voilà désormais en 1963, une dizaine d’années après l’installation dans les lieux. À l’horizon du jour signalé, il y a déjà le spectacle de fin d’année que soignés et soignants vont proposer à leurs proches et aux personnes de la région. Il s’agit cette année d’une mise en scène de Comme il vous plaira de Shakespeare – référence qui évoque le spectacle d’Elsa Granat, King Lear Syndrome, dans lequel la metteuse en scène se servait de la pièce de Shakespeare comme intertexte pour offrir le spectacle de la vie de plusieurs personnes en EHPAD. La mise en dialogue reste cependant très souterraine ici : Alice Vannier n’exploite pas tout le potentiel dramaturgique qu’il y a à mettre en regard cette clinique située en marge de la société avec le départ de plusieurs personnages de la cour ducale dans la forêt d’Ardennes, et il faut bien connaître la pièce de Shakespeare pour retrouver Orlando en Maurice, qui sème ses poèmes dans la clinique.

En regard des scènes de la vie des soignés, où on les voit s’affairer pour le spectacle en même temps que traverser le quotidien – préparer le café, accueillir un ou une nouvelle arrivante, prendre un repas ensemble, tenter de s’approcher les uns des autres et parfois s’écharper un peu – d’autres montrent les soignants se réunir pour discuter de leurs références (Freud, Marx, Hegel, Lacan, et, en sous-main, Michel Foucault), de leurs accords et désaccords, de leurs méthodes et questionnements. L’alternance des rôles sur les mêmes corps de six acteurs et actrices sur scène, qui incarnent parfois trois personnages différents, est soulignée par des changements de costumes et d’attitude : des tenues aussi carrées qu’ordinaires pour les soignants, et des vêtements qui baillent, des dos voûtés, des mains qui tremblent ou des bouches grimaçantes pour les soignés. Le contraste est particulièrement mis en évidence par certains changements de rôles à vue, qui suggèrent une frontière nette entre deux états distincts, alors que le fonctionnement même du lieu tend à démontrer qu’elle est poreuse, que c’est un prisme qui les sépare. Cette façon d’assumer de jouer des fous en reprenant certains symptômes parfois caricaturaux est assez troublante. Ce parti pris, qui ne paraît pas particulièrement questionné, est simplement mis en jeu quand surgissent certaines personnalités difficiles à situer, car leur tenue et leur comportement ne permettent pas de trancher de manière radicale au sujet de leur santé mentale. Cette zone de trouble se révèle nécessaire pour ne pas rejeter en bloc une représentation parfois cliché de la folie.

Une autre dimension du spectacle dérange, étroitement lié à ce dernier point : le rapport établi au public. Un rapport de complicité face aux fous, presque contre eux, à cause du rire suscité à d’innombrables reprises – aussi nombreuses soient les nuances qui colorent ce rire. La démarche presque documentaire à l’origine du spectacle, qui pourrait nous mettre en réflexion, nous inviter à penser la place accordée dans notre société aux personnes qui n’entrent pas dans le cadre rigide de la norme et aux traitements qui leur sont proposés, s’émousse dans le caractère comique du spectacle. Dominent surtout de longues scènes de vie, que l’on imagine inspirées par l’immersion de l’équipe artistique dans la clinique et par des séances d’improvisation au plateau. Ces scènes-là ne nous mobilisent pas sur notre prétendue normalité, ou sur notre façon de gérer nos angoisses ; elles offrent plutôt le spectacle brut de déviants, spectacle souvent touchant, souvent charmant, mais dont ne sait exactement quoi tirer au-delà de lui-même.

Il y a cependant de l’audace, dans le rythme de ce spectacle, dans la façon qu’il a d’étirer certaines scènes au maximum, d’assumer une dramaturgie erratique, qui n’est pas vraiment sous-tendue par Shakespeare, ni tout à fait structurée par le rythme des jours qui rapprochent de la représentation à venir. Les artistes prennent le temps de nous présenter des personnalités auxquelles on s’attache. Ils nous saisissent aussi, émotionnellement, par l’évolution de la scénographie aux ombres soignées, de plus en plus onirique, et par l’utilisation de la musique, de plusieurs tubes qui viennent créer un unisson affectif, notamment Let’s twist again de Johnny, qui pousse les soignés à danser et à se libérer un peu du carcan de leur corps.

Le spectacle laisse finalement l’impression que le projet s’est, en cours de route, laissé aller à la séduction d’un spectacle léger, festif, qui immerge dans un lieu alternatif où les relations humaines se reconfigurent et qui célèbre le jeu d’acteur – sans vraiment problématiser la question de la représentation de la folie, alors qu’on aurait pu attendre qu’elle soit plus explicitement au cœur de ce spectacle. On le regrette d’autant plus que la source d’inspiration historique et l’intertexte shakespearien auraient pu armaturer très solidement l’ensemble, et que les qualités des acteurs et actrices auraient pu créer un vertige plus grand et plus émouvant sur l’incarnation des personnalités hors normes qu’ils ont imaginées, auxquelles ils ont réussi à conférer beaucoup d’épaisseur.

F.

 

Pour en savoir plus sur La Brande, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Cité internationale.

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