Dans sa version complète, le spectacle est ainsi désigné : « Testament – préparatifs tardifs pour un renouvellement des générations, d’après Le Roi Lear de Shakespeare, concept réalisé par les She She Pop et leurs pères ». Autant d’indices qui, plutôt que de mettre sur la voie de ce qui nous attend, nous tiennent à distance d’une représentation traditionnelle de la pièce de Shakespeare. Avec ce théâtre de performance qui se questionne au moment même où il se fait, les She She Pop nous amènent à réfléchir sur les questions de l’héritage, de la transmission du pouvoir et de la vieillesse.
Pour la première fois depuis sa création en 1998, le collectif berlinois s’appuie sur un texte dramatique pour l’un de ses spectacles. Jusque-là, ceux qui se désignent en négatif comme n’étant ni acteurs ni auteurs et ni metteurs en scène, se servaient de leurs expériences personnelles et de leur réflexion collective pour présenter sur scène des questionnements sociaux. Ce qui cette fois les oriente vers Shakespeare est un désir de travailler sur la notion de pouvoir et sur l’enjeu de sa passation, autour de la figure patriarcale du roi Lear.
Sur le plateau du Théâtre des Abbesses, le collectif mêle discussions en amont du spectacle et propositions de mise en œuvre scéniques. Ainsi, l’un d’entre eux s’interroge sur ce qui amène Lear à demander à ses filles de lui faire son éloge en échange de leur part du royaume, et comment il se laisse aussi facilement berner par ses deux aînées. Pour y répondre, les artistes cherchent à bâtir une logique en puisant du côté des raisonnements physiques et anthropologiques ou transposent plus directement la situation dans un contexte contemporain.
Lear est réduit à n’être que le point de départ d’une libre performance. Sur scène ce n’est pas un mais trois pères que l’on retrouve, et non pas trois mais quatre filles, dont l’une est un homme. Parmi ces sept corps, les personnages circulent sans se fixer sur les uns ou les autres, dans une fluctuation permanente. A cette instabilité s’ajoute le surgissement d’éléments de leurs vies intimes. L’élément le plus flagrant de cette porosité entre l’art et la vie est l’invitation sur scène des pères de trois des artistes, non professionnels mais extrêmement touchants.
Dans ce spectacle, seule la relation de Lear avec ses filles est retenue de la pièce de Shakespeare. A travers elle, c’est le transfert intergénérationnel et la façon dont les enfants dépouillent leurs pères avant de les enterrer qui sont interrogés. Toutes formes de sentiments ou d’émotions étant évacuées dans un premier temps, les plus jeunes envisagent leur héritage d’un point de vue purement mathématique. Le pire revers de la famille est ainsi révélé, dans ses règlements de compte les plus féroces et les plus inhumains.
Néanmoins, un certain art de la liste – celle des choses à faire quand son père n’est plus autonome dans la vieillesse et celle des griefs qui lui sont pardonnés à la veille de sa mort – ramène à l’émotion. Dans ces moments-là, les questionnements familiaux révèlent leur caractère aussi universel que personnel.
Le spectacle dans son ensemble suit les grandes lignes de la pièce de Shakespeare, selon un rythme bien particulier. Les sauts de puce auxquels le collectif procède sont matérialisés par le déroulé du texte en allemand, filmé et reproduit sur un écran côté cour. Ce dispositif met en valeur les coupes qui ont été faites et permet de souligner les mots, phrases ou fragments qui les intéressent et sur lesquels il faut revenir.
Cet usage de la vidéo se retrouve également côté jardin. Trois caméras placées face à trois fauteuils, la plupart du temps occupés par les pères, saisissent les visages de ceux qui y sont assis et les reproduisent en grand format sur le fond de la scène, dans des cadres qui évoquent une galerie d’ancêtres. Symboliquement, une fois les pères dépouillés, les enfants s’installent dans ces trônes, revêtus de leurs habits et de leurs bottes, et coiffés de couronnes en carton.
Outre ces images créées en temps réel, la communication passe par des chants à plusieurs voix et des interventions à visée didactique face au public. Tout ce qui relève de l’interaction, de l’interprétation, de l’incarnation ou de la confrontation est radicalement évacué au profit d’un processus en cours de création, qui se pense lui-même, et qui invite à réfléchir.
Emotion et réflexion naissent en effet toutes deux de cette performance, mais avec une certaine mesure, sans la force et l’impact qui remuent durablement le spectateur et font naître l’enthousiasme.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur ce spectacle, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.