« Home – morceaux de nature en ruine » de Magrit Coulon à la MC93 – performer la vieillesse pour en révéler le caractère spectaculaire

Alors que la saison touche à sa fin, la MC93 programme un spectacle de Magrit Coulon créé à Liège et pour la première fois présenté en France dans le Off d’Avignon, en 2021, au Théâtre des Doms. Home – morceaux de nature en ruine était auparavant en lice pour le Festival Impatience en 2020 (édition sacrifiée par le covid), mais le spectacle était reparti de manière assez incompréhensible sans aucune récompense – alors que le premier prix était remis au très malaisant The Jewish Hour de Yuval Rozman, en ce moment repris au Théâtre 13… Le temps – au cœur du spectacle de Magrit Coulon – fait heureusement son œuvre, et le public ne s’y trompe pas : salle clairsemée et applaudissements contraints et gênés pour le spectacle primé ; salle pleine et conquise, bruissante de commentaires enthousiastes à la sortie pour Home. Cet enthousiasme peut paraît paradoxal si l’on s’en tient à la seule information que le spectacle porte sur le quotidien de résidents en maison de retraite. Le paradoxe n’est cependant que de surface, car ce qui touche dans ce spectacle, c’est la profondeur du travail théâtral que l’on perçoit en amont et à chaque représentation, qui nous confronte de manière très délicate à une réalité qui nous embarrasse.

Deux corps se trouvent sur scène dès notre entrée en salle, qui produisent d’emblée une impression un peu étrange. Ce qui retient d’abord l’attention, c’est le visage grimaçant d’une jeune femme assise à une table. Puis le dos courbé d’un jeune homme qui observe ce qui se passe par la fenêtre. À les observer tous deux, en attendant que le public finisse de s’installer, on comprend que ce sont des jeunes qui jouent des vieux. Des jeunes qui ont adopté des tics, des gestes, des attitudes, non avec ironie ou dérision, mais avec une grande attention leur permettant de performer la vieillesse. Alors que le début tarde à venir, on continue de les observer, de les détailler, de les déchiffrer. On sourit à un air soudainement ahuri, une surprise passagère, une réaction silencieuse à un bruit dans la salle. En réalité, le spectacle a déjà commencé, ce que confirme l’arrivée d’un troisième corps vieilli, une jeune femme, qui s’avance lentement jusqu’au plateau grâce à un déambulateur. Son arrivée interminable est suivie par une interminable traversée de l’espace, jusqu’à un fauteuil à fleurs roses, à côté duquel se trouve un poste de radio. Il n’y a pas grand-chose de plus sur le plateau, cerné de rideaux ondulés blancs : une table et trois chaises, un piano, une plante verte, et une table de service à roulettes.

En attendant le début qui ne vient pas mais qui a déjà eu lieu, on observe ces corps insituables, qui exhibent le jeu théâtral en se passant de maquillages, de perruques et de prothèses, tout de noir vêtus à l’exception d’un accessoire : hautes chaussettes en laine, chaussons compensés, gilet. L’attente est nourrie par des mots qui tardent à venir, parfois comme retenus au bord des lèvres, avant qu’un geste suggère un renoncement. La grosse horloge qui surmonte la salle et nous fait prendre conscience des minutes bien réelles qui passent nous invite à une contemplation plus approfondie encore de ces corps, de leurs déplacements décomposés, leurs gestes minimes, les regards qui ont valeur d’événement. Carol Gantner, Anaïs Aouat et Félix Vannoorenberghe, par leur performance de la vieillesse, de manière bien plus spectaculaire que par le mimétisme naturaliste d’un Alexander Zeldin par exemple, nous font alors voir ce que l’on connaît sans se l’être tout à fait formulé. Aux mots absents des résidents de cette maison de retraite, se substituent nos mots, nos descriptions affolées par le spectacle reconstitué de la décrépitude :

Les corps décharnés, voûtés quand ils sont debout, avachis quand ils sont assis
Les commissures de la bouche attirées par la gravité
La langue pointue qui vient humecter les lèvres sèches
Les mâchoires serrées qui retiennent des prothèses trop grandes
Le buste ankylosé, la tête désormais indissociable du corps, le cou rigide
Les pieds aimantés au sol, incapables de se soulever, seulement de glisser, l’un après l’autre
Les doigts animés d’une vie fébrile, comme indépendante du reste
L’organisme qui s’effondre de l’intérieur, ce que disent les raclements de gorge réguliers, la salive avalée de travers sans raison – sans manger, sans boire, ni même parler
Les fantômes passagers qui obscurcissent tout le visage
Les gestes soucieux de mise – plisser son col, remettre en place une mèche de cheveux déjà en place
Les phalanges innombrables qui servent d’appui pour tout le corps
Les sourcils froncés ou ébahis
Les assoupissements involontaires
Les clins d’œil facétieux
Les oublis qui suspendent la parole et l’expression
Les grands sauts dans le vide de quelques centimètres, quand il faut passer de la position debout à la position assise, avec précaution
Les défis aussi insurmontables que quotidiens
L’oreille soudainement attirée par des bruits alentours, qui surprennent ou émerveillent
Les syllabes mâchées, avalées, dégluties, incompréhensibles
Les contacts cruels ou complices
Les regards farouches ou vitreux
Les joies dérisoires, les désespoirs essoufflés – l’attente

Voilà tout ce que l’on se raconte, dans le silence retentissant de cette salle commune, face à ces corps jeunes qui se sont approprié les symptômes de la vieillesse. On devine derrière ce spectacle muet l’ampleur du travail de recherche, que viennent confirmer, après la longue mise en place d’une tragédie sans texte, quelques enregistrements sonores. Il y a d’abord un chant, dont on pourrait finir par oublier le caractère play-back de son interprétation, tant le visage de Félix Vannoorenberghe, ses gestes, ses hoquets, collent à la bande-son. Puis sont diffusés des monologues ou des dialogues lacunaires, rejoués selon la même modalité ventriloque, par dissociation des corps et des voix. Dans ces bribes, on devine les recherches à l’origine de ce spectacle, la collecte des sons – menée dans le « home » Malibran, une maison de retraite située dans la banlieue de Bruxelles –, leur sélection, puis l’écoute répétée un nombre incalculable de fois pour atteindre une synchronisation parfaite du son et de la performance physique, synchronisation qui déstabilise la perception.

Aucune continuité ne se tisse entre ces différents documents sonores, aucune histoire ne se met en place. La lenteur marthalerienne et l’absence d’action beckettienne restent jusqu’au bout au fondement de la dramaturgie. La structure de l’ensemble repose avant tout sur l’écoulement du temps, le temps bien réel de la représentation, et sur des ellipses. À plusieurs reprises, pendant quelques secondes, deux corps sur trois redeviennent jeunes et reconfigurent l’espace avant de retrouver, d’un commun accord, le rythme alangui de la vieillesse. Ces ruptures permettent de mettre en place de nouvelles situations – jamais extraordinaires –, et plus encore d’exprimer l’idée de dégradation, non plus seulement par les corps mais par l’environnement qui les entourent. Ces corps à nouveau jeunes, incarnent dans ces courts instants ceux des aidants, dont l’absence est flagrante, quand ils nouent une serviette en plastique autour du cou de la personne restée vieille, ou qu’ils la coiffent d’une couronne de galette des rois. Mais cette fonction n’est que fugace, car ils s’attachent également à répandre sur le sol des miettes et des serviettes en papier chiffonnées, à tâcher leurs vêtements et leurs visages, ou à renverser le déambulateur et la plante verte, pour dessiner progressivement un paysage dévasté.

Tout a beau se dégrader, la fin est peut-être moins tragique que le début. La parole, de plus en plus importante sans jamais devenir première, vient introduire une dimension comique. Le vieux et les vieilles se révèlent drôles malgré eux dans leur détresse, leurs entêtements, leurs réflexions, leurs impossibles dialogues, leurs grandes résolutions. Tout en riant d’un rire tendre plutôt que satirique, on guette l’horloge, et on se demande comment tout cela finira – car c’est vers une fin, que tout tend. Puis l’horloge s’effondre à son tour. On oublie alors de mesurer le temps qui passe, et on finit par se trouver assez bien là, dans cette vie débarrassée de nos empressements et nos préoccupations journalières, où se servir un verre de jus de pomme constitue une prouesse circassienne. Les artistes font durer le plaisir étrange et innervé de culpabilité de cette réflexion sur la fin de vie en distribuant à l’issue du spectacle un livret dramaturgique révélant quelques-unes de leurs inspirations textuelles et visuelles. On découvre alors les soubassements de ce spectacle que l’on n’a cessé de deviner (Marthaler, Régy, Tchekhov, mais aussi Thomas Mann, Annie Ernaux et Artaud), et on prend la mesure de la justesse de cette démarche qui, sans mièvrerie ni complaisance, démontre le caractère profondément spectaculaire de ces vies situées aux marges des nôtres – ce qu’Yves-Noël Genod démontre à sa manière, dans ses récentes publications sur Instagram, dans lesquelles il relate avec beaucoup de poésie ses visites à sa mère en maison de retraite.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Home – morceaux de nature en ruine », rendez-vous sur le site de la MC93.

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