Au Théâtre des Amandiers, Thomas Ostermeier nous propose une mise en scène des Revenants, d’après la pièce d’Henrik Ibsen. Cette mention ainsi que celle d’adaptation, cosignée avec Olivier Cadiot, désigne la relation singulière du metteur en scène allemand aux grands classiques du théâtre européen. Dans un souci d’allégeance à l’œuvre, il procède à une légère modernisation de certains thèmes et éléments, qui a pour effet de rendre encore plus aigu le drame d’Ibsen. Entouré de formidables artistes, il monte un très beau spectacle, à la fois dramaturgique et audacieux.
La collaboration d’Olivier Cadiot et Thomas Ostermeier autour de la pièce d’Ibsen conduit à une modernisation du texte, tant du point de vue de sa langue que de celui de certains de ses détails. Ainsi, le peintre Osvald manie désormais la caméra, il vit à Berlin et non à Paris, et soutient face au pasteur Manders non plus les couples vivant hors mariage mais la tendance actuelle qui consiste à passer d’une relation à une autre en un clin d’œil.
Outre ces quelques éléments, la lecture qui est faite de la pièce est profondément fidèle au projet d’Ibsen de représenter la vie réelle. Une attention précise aux moindres inflexions et intonations concentrées dans une poignée de répliques met considérablement en lumière ses enjeux, et révèle l’humour et l’ironie qui s’y cachent. Ce faisant, Ostermeier réussit à amener le rire au cœur d’une situation des plus dramatiques.
La pièce est construite sur une série de révélations, condensées en une temporalité restreinte. La veille de l’inauguration d’un orphelinat bâti à la mémoire du capitaine Alving, arrive chez sa veuve le pasteur Manders, ancien ami proche de la famille, désormais en charge de la partie administrative du projet. Est également revenu pour l’occasion après des années d’absence le fils Alving, Osvald. Autour d’eux, se tiennent également le menuisier Engstrand, vieux boiteux aux intentions douteuses, et sa fille Régine, domestique de la maison.
Le pasteur Manders incarne une morale réactionnaire, dont le mot d’ordre est le devoir. Après avoir constaté ce qu’est devenu Osvald, brebis égarée dans le monde de l’art, et son influence négative sur sa mère, il entreprend de ramener Mme Alving dans le droit chemin. Pour ce faire, il lui rappelle comment elle a quitté son mari après un an de mariage et comment lui-même l’a ramenée à la raison en la renvoyant aux côtés de son époux. A cette attitude condamnable s’ajoute sa défaillance en tant que mère, voyant dans le fait qu’elle ait fait partir son fils de la maison à sept ans une nouvelle preuve de sa faiblesse face au devoir.
En ce moment solennel, à la veille de l’inauguration, Mme Alving lui révèle la vérité, dissimulée toutes ces années : son mari n’a été qu’un débauché, un « pourri », tout au long de leur mariage, dont elle a éloigné son fils avant qu’il n’en soit affecté. Par devoir, précisément, elle est restée aux côtés du capitaine pendant dix-neuf ans et s’est séparée de son fils pour le préserver. Même plus, quand son mari a mis enceinte la domestique, la mère de Régine, elle s’est tue et s’est retenue de partir.
A partir de là, ce ne sont que confessions : d’Engstrand sur sa paternité, d’Osvald au sujet de sa maladie et de son attirance pour Régine, de Mme Alving à ces deux derniers. La tension dramatique est encore nourrie par l’incendie de l’orphelinat, volontairement non assuré pour démontrer la confiance du pasteur et de la veuve en la Providence.
Cette magnifique pièce met à l’épreuve les comédiens dans la complexité des personnages qu’elle met en interaction. Le rôle de la mère est particulièrement délicat, du fait qu’elle se métamorphose de veuve soumise au devoir et aux croyances morales en mère remarquable par la force de son renoncement. Valérie Dréville, touchante, donne parfaitement à voir cette nuance. Sans jamais s’enliser dans le dramatique, elle offre une large palette d’émotions, une richesse de tons qui permet de saisir le paradoxe de son courage si lâche ou plutôt de sa lâcheté si courageuse.
A ses côtés, la délicieuse Mélodie Richard incarne la jeune Régine de façon subtile, attachante, et explosive au moment attendu. Comme la grande comédienne aux côtés de qui elle joue, elle esquisse à de multiples reprises des gestes, effleurant l’air et les corps de ses mains exposées vers l’avant, et donnant de très jolis contours à son personnage. La joie de vivre si chère aux yeux d’Osvald trouve dans sa fraîcheur réjouissante une magnifique représentation.
Parmi les hommes, François Loriquet a l’immense qualité de ne pas être caricatural dans le rôle du pasteur, émouvant par son humanité mise en valeur et franchement drôle par ses réactions face aux confessions de ses ouailles. Le menuisier Engstrand devenu paumé du XXIe siècle est tout à fait convainquant et Eric Caravaca, chargé de tenir tête à Valérie Dréville dans le rôle d’Osvald, séduit par sa juste désinvolture et sa souffrance inquiète.
Ces comédiens de talent prennent place dans une scénographie relativement sage jusqu’au début du troisième acte. Le plateau est mat et sombre, tenturé de noir au sol et sur les murs. Au centre, sur une tournette, une table entourée de chaises figure la salle à manger et un canapé et un fauteuil le salon. Les deux pièces sont séparées par une paroi de bois amovible, qui, comme les murs, sert parfois d’écrans à de très belles images vidéo. Elles évoquent tantôt la campagne tantôt la ville, notamment quand Osvald se confie à sa mère, et l’on voit à plusieurs reprises surgir de grands oiseaux noirs, indiquant de mauvais présages. Avec les lumières discrètes de Marie-Christine Soma, on obtient des teintes très raffinées.
A jardin se trouve également un piano, qui désigne de façon concrète la musique de Nils Ostendorf, et à la limite du plateau tournant, une maison miniature qui reproduit l’orphelinat comme l’indique son incendie. Le tout est relativement propre et net, jusqu’à cet épisode en particulier, après lequel se manifeste toute la puissance et la liberté de l’art d’Ostermeier. Contenues jusqu’au retour d’Osvald de l’orphelinat en feu, elles éclatent avec plus de retentissement encore.
En effet, le comédien revient sur le plateau maculé de cendres, un extincteur à la main, avec lequel il asperge tout le plateau dans une crise de folie. Quelques minutes à peine après le départ du pasteur Manders, l’ordre qu’il maintenait tant qu’il le pouvait est bouleversé. Eric Caravaca chamboule tout, et cette liberté destructrice provoque une réelle jouissance. Après le jet d’eau de Mass für Mass, l’extincteur répand sa poudre blanche dans un feu d’artifice festif et tragique.
Jusque-là, la tournette permettait un fluide passage d’une pièce à une autre, révélant du même coup toutes les faces de l’espace et des corps. Cette rotation n’est pas simplement employée comme un procédé pratique, elle dit à la fois le retour des revenants, des ancêtres mais aussi des « croyances mortes », la reproduction du même du père au fils et de la mère à la fille, la roue du temps qui lie tous les événements, le remuement du passé enfin révélé et la tension intérieure provoquée par toutes ces confessions.
Cette scénographie ne révèle sa brillance qu’au moment d’être détruite, et la puissance de sa destruction tient précisément au fait qu’elle a longuement été mise en place en amont. S’incarnent là les deux facettes caractéristiques du metteur en scène – profondément dramaturgique et juste, mais aussi jouissivement libre et libéré – qui font de ses spectacles de grands et beaux moments de théâtre.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur « Les Revenants », rendez-vous sur le site du Théâtre des Amandiers.